Critique du secret de l’Occident du Cybergeo en déc 2007

Une critique peu aimable du Secret de l'Occident par Laurent Gagnol, doctorant à Grenoble, dans la revue en ligne Cybergeo de décembre 2007.

Sous l'élégance formaliste de l'approche, l'étudiant semble avoir manqué l'essentiel du contenu et de la théorie. On peut se demander s'il a lu plus que le début du chapitre 6 et la préface. Enfin, il ne cite pas les sources (Baechler, Brasseul, Braudel, Diamond, Ritter) très à propos.

J'indique ci-dessous en bleu mes critiques à cette critique. En outre, une réaction de Christophe Brun sera adjointe dans la suite de la page.
(Laurent Gagnol, www.cybergeo.eu, "Revue de Livres", 21 déc 2007).

Copie de la version internet: jan 2008. Source.




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Revue de livres

Laurent Gagnol

Cosandey D., [1997] 2007, Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion, coll. Champs, 864 p.

De la « doctrine des articulations littorales » à « l’hypothèse de la thalassographie articulée » ou la réapparition d’un serpent de mer des « temps héroïques ».

1 A l’heure où fleurissent les essais généraux sur l’évolution des civilisations dans la longue durée, il est intéressant de constater que les théories du milieu redeviennent recevables scientifiquement. (désagréable sous-entendu: ces théories ne devraient donc, selon lui, pas être recevables...) Les fondements darwinistes et libéraux classiques de ces essais (en France, des qualificatifs désobligeants...) se doublent chez David Cosandey 1 d’une explication géographique ou chez d’autres, comme J. Diamond 2, des effets des contraintes environnementales. (faute no1: J. Diamond s'appuie aussi beaucoup sur des causalités géographiques...) Il est certain que les théories du milieu permettent de nier les arguments évolutionnistes ou culturalistes tant ressassés du choc des civilisations, qui expliquent l’évolution de l’humanité à partir de mondes religieux et culturels qui s’affrontent. (faute no2: Le Secret de l'Occident ne permet en aucun cas de nier les affrontements entre royaumes, entre empires, entre civilisations...) Mais c’est surtout le retour en force de la question environnementale qui rend possible l’émergence de ces questionnements historiques liés aux effets géographiques et environnementaux sur les sociétés. Cette angoisse des nouveaux déterminants écologiques qui nous contraignent et nous dépassent et l’irréversibilité de changements environnementaux dont les hommes sont en grande partie responsables, sont au cœur des thématiques du développement durable. Toutes les conditions sont donc réunies pour un accueil favorable de l’essai de D. Cosandey par le monde médiatique et intellectuel en général. (cela est discutable: Le Secret de l'Occident n'a rien à voir avec l'écologie) Ainsi, selon le philosophe R.-P. Droit, le Secret de l’occident est d’une « grande originalité » ; sa « théorie du développement culturel [est] tout à fait singulière » et n’a « rien à voir avec un déterminisme strict » 3. D’ailleurs D. Cosandey n’est-il pas, selon E. Le Roy Ladurie, le « fidèle continuateur de Braudel » 4 ? Pour l’économiste J. Brasseul, « il s'agit donc d'un travail brillant et original qui permet une meilleure compréhension de l'évolution historique, qui fournit une réponse séduisante à la question : comment en est-on arrivé là ? » et qui fournit « une bibliographie, très complète sur la question »5. La réception a toutefois été plus critique dans des revues scientifiques telles que New Scientist et La Recherche 6 , dont les compte-rendus dénoncent la réduction de l’analyse historique à quelques facteurs généraux. (cela est inexact: Arnaud Parienty a publié une critique plutôt élogieuse dans La Recherche) Cette crise de la modernité et la montée des questions environnementales rendent audibles le retour de ces théories du milieu. Sont-elles pour autant toutes recevables ? N’y a –t’il pas un danger de réapparition d’idées déjà maintes fois condamnées ? Ce qui rend cette théorie générale si séduisante est aussi ce qui la rend plus critiquable.

2Voici, selon D. Cosandey, les deux types de causalités fondamentales qui expliquent la supériorité des progrès scientifiques et techniques accomplis par l’Occident européen. D’abord des conditions politiques et économiques favorables, en particulier une division politique stable assise sur un nombre suffisant d’Etats prospères en concurrence (plutôt qu’un Empire), ce qu’il a appelé une « méreuporie » (1997) ou plus simplement et récemment un « système d’Etats prospère » (2007). Ce système d’Etats rivaux, mais au sein d’une même aire de civilisation, participe à l'amplification massive d’échanges de biens, de personnes et d’informations. Stimulés par une compétition constante, ces échanges alimentent une croissance économique continue. Mais il existe aussi des causalités « plus profondes » qui rendent possible l’émergence et la pérennité de ce système d’Etats prospère. Ce sont « les lois fondamentales de la géographie » (p. 500), précisément ce que D. Cosandey désigne par le néologisme de « thalassographie articulée » : une morphologie territoriale marquée par la compénétration des terres et des mers, telle que la présente la péninsule européenne richement dotée en détroits, isthmes, archipels, mers intérieures, baies, presqu’îles, etc. Cette configuration géographique prédispose au progrès. Elle offre les conditions favorables à partir desquelles peuvent jouer à plein les effets positifs du système d’Etats prospère. (maladroitement formulé: elle donne plus de chances à un tel système d'états prospère d'émerger et de durer...) La présence de mers et d’océans est favorable au commerce (avantages en terme de liberté, débit, confort, vitesse, coût), elle l’est moins pour ce qui touche aux opérations militaires (en tant que meilleures frontières et défenses naturelles qui soit) : « la mer est le milieu par excellence du commerce, la terre celui de la guerre » (p. 509). L’« optimum géographique », qui avantage idéalement l’essor économique et la division politique stable, est donc l’interpénétration des terres et des mers qu’offre un profil côtier très irrégulier, autrement dit une thalassographie articulée : « la grande ouverture sur la mer favorise le commerce. Un profil côtier sinueux délimite des domaines à l’intérieur desquels des Etats peuvent se former et se consolider » (p. 501). Et c’est bien sûr l’Europe qui se rapproche le plus de cet optimum : « Avec sa silhouette arborescente, ses nombreuses péninsules et bras de mer, l’Europe est à la fois vaste, soudée en un seul bloc et très articulée. Elle offre des domaines distincts pour ses Etats et un accès rapide à la mer pour tous ses habitants » (p. 510). La valeur civilisatrice de l’articulation littorale se mesure par la longueur de la côte rapportée à la superficie de la région correspondante. Cette mesure est rendue plus « objective » en y ajoutant une « dimension fractale ». Elle est donc un « indice de développement » qui lui permet d’ « affirmer, chiffres à l'appui, que l'Europe occidentale a réellement un profil plus articulé, plus complexe, que le Moyen-Orient, l'Inde et la Chine ». Chiffres à l’appui, la civilisation européenne a inventé la science, le capitalisme et la démocratie grâce, indirectement certes, au dessin de son littoral7. Dès lors, « l’hypothèse thalassographique repousse la problématique du miracle scientifique européen du domaine des sciences humaines aux sciences exactes, de l’histoire à la géologie » (p. 581).

3Le rôle bénéfique de ce que D. Cosandey a appelé la « mereuporie » a déjà été mis en avant dans les travaux d’historiens comme Fernand Braudel et Jean Baechler (A. Parienty, op. cit.). (faute no3: Jean Baechler, que je cite, n'a identifié qu'une petite partie de ma théorie politico-économique du progrès scientifique... de même que Fernand Braudel, que je cite aussi ou que Robert Wesson, que je cite également. Nous nous attacherons ici à discuter de la seconde causalité, Dommage! La plus importante partie du Secret de l'Occident, la plus originale, sera passée sous silence: les chapitres 2, 3, 4, 5 ) à savoir la « thalassographie articulée », qui intéresse plus particulièrement la géographie. Là encore, il paraît une impression de déjà-vu. Sous la « thalassographie articulée », se cache en effet la doctrine des « articulations littorales » de Ritter 8, (faute no4: "se cachent" derrière l'hypothèse thalassographique les intuitions remarquables de Hume (1742) et de Montesquieu (1748), que je cite... Carl Ritter (1779–1859) n'a fait que reprendre ces intuitions et les propager, tout en les enveloppant d'une sorte de mystique romantique géographiste. ) même si l’illustre savant allemand n’est jamais mentionné. Christophe Brun, dans sa longue présentation de l’essai de D. Cosandey (« Une géohistoire de l’innovation », pp. 13-94), nous offre une utile défense et illustration de sa théorie. Selon lui, le thème de la thalassographie articulée est un lieu commun en géographie et en histoire, que tente de dépoussiérer et de renouveler D. Cosandey. (faute no5: ce que je fais, c'est d'établir, pour la première fois, le vaste et complexe réseau de causalités qui conduit d'un profil littoral à l'évolution de la science... deux choses a priori sans rapport aucun. ) Il s’agit d’un « serpent de mer vieux de près de deux siècles » qui nous vient d’un « grand ancêtre momifié », Ritter, qu’exhumerait l’hypothèse de D. Cosandey. (cf. faute no4: ce "serpent de mer" ne nous vient pas de Ritter mais de Hume (1742) et de Montesquieu (1748), que je cite... ) Il est alors d’autant plus surprenant que D. Cosandey ne s’y réfère pas, ni d’ailleurs à ses continuateurs ou critiques, ni même à des géographes du XIX° ou du début du XX°. (faute no6: je me réfère aux nombreux géographes qui ont repris la brillante idée de Hume et Montesquieu. J'en cite nommément plusieurs... Mais évidemment, c'est déjà à la page 530. Le problème de ces géographes est qu'aucun n'a dépassé la vague intuition, la brève esquisse de l'idée. Ce que je fais de nouveau dans le domaine thalassographique est de présenter une vue d'ensemble, consolidée. ) Tout se passe comme si, pour D. Cosandey, le thème des articulations littorales n’existait pas et que sa notion de thalassographie articulée fut sortie du néant9. ( cf. faute no4.) Face à ce désert épistémologique (sic), frappant pour un essai de sciences humaines de cette ambition, il nous faut nous tourner vers l’introduction de Ch. Brun qui comble heureusement ce vide (sic). Ch. Brun a raison : Ritter est à ce point tellement oublié – et même par les géographes – que D. Cosandey, travaillant depuis plus de 10 ans sur l’« hypothèse thalassographique », parvient à passer à côté !

4Reprenons donc la défense de Ch. Brun qui consiste à replacer la « théorie générale » de D. Cosandey dans l’histoire disciplinaire de la géographie et à légitimer par là même sa valeur scientifique. Cette argumentaire est serré et le style vigoureux. Il observe que trois obstacles sont à surmonter pour une bonne réception du Secret de l’Occident : l’indifférence, le déjà-vu et le risque de l’écueil déterministe. Le premier obstacle est vite surmonté, il ne peut s’agir que de l’inertie du carcan disciplinaire face à un ovni transdisciplinaire. L’économiste J. Brasseur (op. cit.), par ailleurs très élogieux, affirme néanmoins : « on peut critiquer dans les derniers chapitres l'approche économique de l'auteur, plus au fait des questions scientifiques et historiques que des bases de l'analyse économique. Son optique en reste à un mercantilisme qui, bien qu'encore largement répandu dans l'opinion et les sphères politiques, est tout à fait étonnant dans un ouvrage aussi lumineux sur les autres plans ». Il n’est pas inopportun d’entendre cet économiste, si enthousiaste sur l’œuvre de Cosandey, en nuancer la pertinence sur un plan disciplinaire, celui de l’économie. De même, un anthropologue peut à juste titre se sentir agacé du traitement particulièrement outrecuidant de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss 10. (faute no7: l'oeuvre de Lévi-Strauss n'est pas critiquée, seulement son opuscule Race et histoire... ) Le géographe est lui aussi en bon droit de critiquer l’utilisation quelque peu caricaturale qu’il fait des objets et des méthodes géographiques contenus dans le livre. L’indifférence est donc surtout du côté d’un auteur qui prétend faire œuvre originale et générale en évitant toute réflexivité disciplinaire. Car c’est tout un pan de la réflexion géographique (celle des « temps héroïques ») qu’il reprend tout en l’ignorant. (cf, la faute no4, encore! Je reprends en réalité les précurseurs et les cite... ) Et ce qui a été oblitéré (sic) par D. Cosandey sert avec Ch. Brun à légitimer sa théorie, puisque c’est au nom de la géographie qu’est justifiée la pertinence de l’œuvre.    (notre étudiant confond ici entre complétude des sources et validité d'une théorie)

5Passons au deuxième obstacle, celui du déjà-vu. La difficulté de l’argumentaire réside dans ce paradoxe : oui c’est du déjà-vu pour qui connaît l’histoire et l’épistémologie de la géographie (le problème étant que D. Cosandey ne les connaît pas re-sic ) ; mais non pas tout à fait, puisque D. Cosandey innove. Quelles sont ces innovations ? Ch. Brun explique qu’elles tiennent à ce qu’elles ressortissent à une approche « proprement empirique, dégagée du substrat philosophique qui rend en effet aujourd’hui obsolète tout un pan des perspectives et du travail du géographe allemand [Ritter] » (p. 56). Cosandey adopterait une approche expérimentale de type « science dure ». En outre, les moyens mathématiques plus perfectionnés garantissent l’objectivité des mesures. (ces "moyens mathématiques" permettent de mesurer la dimension fractale, seulement, pas la théorie méreuporique, partie la plus importante et la plus originale du livre!) Les hypothèses avancées sont longuement vérifiées à travers des exemples pris dans l’histoire européenne, islamique, indienne et chinoise ; mais aussi à d’autres échelles (de l’échelle régionale à celle de la constellation). La théorie se veut universelle, puisqu’elle s’applique en tout lieu et en tout temps, et objective, puisqu’elle s’appuie sur des calculs savants et non pas sur une quelconque philosophie de l’histoire. Mais à trop vouloir se dégager hâtivement de la réflexivité épistémologique, n’y a t-il pas des risques de voir ressurgir les fantômes du passé ? (encore un sous-entendu désagréable... sans justification)

6Quant au spectre de l’accusation déterministe, Ch. Brun cherche bien à s’en défaire11, non sans convoquer pêle-mêle la lignée prestigieuse des Montesquieu, Ratzel, Demolins, Vidal de la Blache, Semple, Huntington puisque évidemment « la thalassographie articulée n’est pas sans rappeler aux géographes le souvenir des temps héroïques de leur reconnaissance disciplinaire » (p. 42). Et il s’attarde sur Ritter en rétablissant la justesse de vue de la doctrine des articulations littorales. Pourtant il nuance sa portée en la réduisant à des intuitions12, dont la « mystique déterministe » lui a value d’être « proprement exécutée ». Le bourreau qui les a « rouées vives » étant Lucien Febvre. Et précisément Ch. Brun s’attache à démonter l’argumentaire critique de Febvre13. Ses critiques « sont formulées dans ce style polémique, péremptoire et cassant, qui rend savoureux ses propres égarements » (p. 53). A vouloir opposer Ritter (et Cosandey) à Febvre, Ch. Brun oublie au passage les objections faites à la doctrine des articulations littorales par les géographes allemands (Peschel, Ratzel etc.) et les géographes français (Dubois, Vidal de la Blache, Blanchard, Sion, Gottmann, Gourou, etc.). Quelles sont les objections faites par Ch. Brun aux critiques virulentes de Febvre ? Citons-le : « Febvre ne prend pas garde aux effets d’échelle géographique lorsqu’il confond allègrement tous les niveaux spatiaux d’analyse » et D. Cosandey ne prétend pas décrire de quelle manière émergent les civilisations et il n’avance pas davantage que tel ou tel territoire, pour une quelconque raison, ne « joue aucun rôle dans l’histoire ». Etudiant spécifiquement chez les plus fécondes et les plus puissantes des civilisations leur capacité de production scientifique et technique, il s’efforce simplement d’identifier les facteurs discriminants, d’une part des variations historiques de leur dynamique innovante, d’autre part, des écarts de puissance qui se sont dessinés entre elles au fil du temps » (p. 54-55). Ces arguments nous paraissent bien fallacieux. D’une part, nous ne voyons pas en quoi Febvre confond les niveaux d’analyse. Febvre utilise bien évidemment des exemples aux mêmes échelles que D. Cosandey. De toute façon, l’échelle n’intervient pas dans l’explication, puisqu’à échelle différente les effets de la thalassographie articulée sont similaires. D’autre part le deuxième argument est à la limite de la mauvaise foi : Febvre ne critique pas D. Cosandey mais Ritter et la relecture faite par Ratzel et ses disciples. En outre, quelques pages plus loin, Ch. Brun n’évoque t-il pas le rôle de la thalassographie articulée dans la « morphogenèse géohistorique des Etats européens » (p. 66) ?

7D. Cosandey invoque une « causalité déterministe » (politique et économique) et une « causalité probabiliste » (géographique). La valeur de l’articulation littorale ne détermine pas mais rend possible l’émergence et la persistance d’un système d’Etats prospère, lequel détermine le progrès. La thalassographie articulée est une condition nécessaire mais non suffisante au développement. (juste, enfin.) Ses effets au niveau socio-économique n’apparaissent ainsi qu’au delà d’un certain seuil de densité, qu’à partir d’une capacité technique de mise en valeur et en raison de conditions naturelles. Et il est évident que les conditions géographiques, qui ont permis les miracles grecs puis ceux de l’Europe occidentale à partir de la Renaissance, n’ont plus aujourd’hui le même rôle. D. Cosandey en revient alors exactement aux propositions vidaliennes encensées par Febvre : les conditions géographiques sont nécessaires mais non suffisantes pour expliquer le développement inégal des sociétés humaines. L’avantage comparatif de la configuration géographique européenne, qui n’aurait pu rester que virtuel, a été exploité. (formulation malheureuse) Car ce qui compte, c’est le rapport entre les conditions géographiques et la capacité technique des sociétés à les maîtriser et à les mettre en valeur. Fondamentalement, il s’agit de l’idée de la perfectibilité des milieux par l’action humaine14. (faute no8: notre étudiant s'est perdu. Il n'est pas question de perfectibilité de la thalassographie.) Sur ce point, D. Cosandey est en cela plus proche des idées de Febvre que ne le laisse penser la présentation de Ch. Brun. (cf. faute no8.)

8Un autre des principaux problèmes que pointe Ch. Brun est que les deux séries causales sont étudiées séparément (faute no9: cela ne devrait gêner personne que les différents problèmes soient étudiés séparément...) par D. Cosandey : il n’est pas expliqué en profondeur comment la thalassographie articulée est la condition de possibilité de l’émergence et de la pérennité de la « méreuporie ». En quoi le compartimentage géographique produit un compartimentage politique et la multiplication des échanges ? (faute no10: Le Secret de l'Occident explique sur des dizaines de pages ce lien de cause à effet (probabiliste!)... Notre doctorant a-t-il oublié? ou pas lu?) Nous touchons là aux fondements de l’épistémologie de la géographie générale classique (vidalienne) qui concernent les causes géographiques du développement historique : les contrastes naturels, la diversité des conditions géographiques, offrent des potentialités démultipliées aux groupes humains qui s’y établissent, et dont les genres de vie se cristallisent en profitant des avantages que leur procure leur milieu d’adoption. La contiguïté de milieux contrastés stimule les échanges et la circulation, ouvrant le milieu aux influences extérieures. (faute no11: aucun de ces phénomènes ne jouent un rôle dans Le Secret de l'Occident. Notre étudiant a manqué le coeur même de la théorie méreuporique...) Ce faisant, même si Ch. Brun le dénie, D. Cosandey réhabilite les lieux communs de l’explication déterministe et/ou finaliste en géographie, ceux notamment contre lesquels Lucien Febvre affûta sa verve critique15. (cf. faute no11)

9D. Cosandey traite ainsi de la valeur des faits géographiques en eux-mêmes (???), des atouts et des inconvénients de telle forme géographique16. Il est des avantages thalassographiques suppléés par des « avantages topographiques », de nature « géomorphologique » : les fleuves encouragent les transports et le commerce, les montagnes « améliorent la définition d’espaces naturels » et forment de protectrices frontières naturelles pour la constitution d’Etats. Les faveurs et les limites naturelles qu’offrent la nature généreuse de l’Europe ont permis la constitution et la stabilisation d’Etats multiples. Ainsi « les Pyrénées complètent à merveille les frontières maritimes dont dispose la péninsule ibérique pour déterminer l’espace hispano-portugais (…). Les Pyrénées, les Alpes et le Jura s’adjoignent aux mers pour délimiter ce qu’on appellera la France » (p. 518). Les destinées historiques des Etats semblent vouées à se mouler dans des cadres naturels prédestinés17. (inexact; il y avait plus de chances que les Etats se moulent dans ces cadres favorisés par la géomorphologie, certes, mais aucune fatalité. Comme le prouve notamment la non-apparition avant l'époque moderne de l'Italie comme Etat, quand-bien même l'existence de la péninsule italienne aurait "prédestiné" cette apparition, selon une logique fataliste.) Ce faisant, la notion de frontière naturelle est réhabilitée. (faute no12: il était inévitable que des dirigeants politiques érigent ces obstacles offerts par la nature en objectifs à atteindre pour les frontières du royaume, et en fassent une idéologie... sans que ces obstacles ne procèdent d'aucune volonté surnaturelle ou divine...) Ainsi « tout laisse à penser que la thalassographie articulée de l’Europe est responsable de sa division politique stable. Les Etats partiels les plus anciens, les premiers formés et les plus durables du continent, se situent tous en des zones prédéterminées par les contours du littoral, c’est-à-dire en des péninsules, des presqu’îles ou des îles » (p. 514-515). Enfin l’isolement explique l’archaïsme18, l’ouverture et l’échange prédisposent au progrès. Les pays enclavés restent à l’écart des mouvements commerciaux et donc du progrès. (Simplifications excessives, visant à discréditer l'ouvrage...) A l’inverse « la thalassographie européenne a accru la circulation des hommes et des idées. Elle a mis chaque région en contact avec toutes les autres, concourant ainsi au développement harmonieux de la civilisation occidentale entière » (p. 513). Tout se passe dans cette synthèse rétrospective comme si ça ne pouvait pas se passer autrement ; (faute no13. Je dis précisément le contraire. Des périodes de division instable ou d'unité totale pouvaient arriver, sont arrivées, comme je l'écris ailleurs dans l'ouvrage qu'entre les pages 501 à 515...) si l’Europe est supérieure techniquement et scientifiquement, (non, l'Europe n'a pas toujours été supérieure scientifiquement, mais cela est dit en dehors des pages 500 à 515...) si l’humanité est une et que les cultures sont toutes aptes au progrès, alors ce sont les conditions géographiques qui président au développement inégal des civilisations19. (certes, mais pas de la façon que notre étudiant Gagnol a cru comprendre...) Puisque l’Europe présente un littoral articulé, alors il suffit de détailler comme avantage décisif toutes les particularités de sa configuration géographique. (attaque peu honnête; il n'est guère possible d'expérimenter, toute théorie dans ce genre de domaine doit être construite a posteriori.) La démonstration devient prospective en changeant d’échelle, puisque l’évolution de l’humanité serait une découverte progressive de la Terre puis de l’Espace. Il suffit alors « d’analyser les qualités géomorphologiques de notre environnement spatial », de juger de la qualité de la configuration du système de planètes, en somme d’analyser la « planétographie articulée » de notre système solaire, puisque « l’interface continent-océan se convertit assez naturellement en interface planète-espace » (p. 817). Alors qu’il n’y a plus de socle thalassographique à découvrir et exploiter sur Terre, que l’articulation planétographique n’est pas favorable dans notre système solaire, D. Cosandey nous invite à conclure qu’il faudra compter plutôt sur un système stellaire voisin plus articulé, où « il se peut même que des créatures intelligentes y vivent » (p. 836). (premiers pas en dehors du chapitre 6)

10A trop vouloir détacher les sciences humaines de leurs fondements épistémologiques en les réduisant à une pseudo-démarche expérimentale, D. Cosandey en arrive à réhabiliter les anciennes apories auxquelles il croit pouvoir échapper. (au contraire, l'édifice théorique global présenté dans Le Secret de l'Occident est nouveau.) Et en utilisant les arguments possibilistes pour contrer les accusations de déterminisme, Ch. Brun, qui vise à légitimer dans le discours disciplinaire les ambitions synthétiques trop imprudentes de D. Cosandey, en revient alors à la vieille lune qui veut que l’on dénonce ce dont on ne peut pas se passer. « Ainsi continuent de se poser dans la forme traditionnelle des problèmes que le temps rajeunit » (Febvre op. cit. : 71)20. (cf. précédente remarque. Notre critique n'a tout de même pas osé prétendre que Le Secret de l'Occident se trouverait contenu dans les publications des siècles précédents.)

Notes

1  Docteur en physique théorique de l’université de Berne, il est actuellement spécialisé en modélisation mathématique financière dans une banque à Zurich. Depuis 1997 et la parution de la première édition du Secret de l’Occident, il se consacre à une « théorie générale du progrès scientifique et technique ». Une deuxième édition remarquée et remaniée de son essai est parue en 2007 dans une collection prestigieuse.

2  Dans son dernier essai remarquable, il explique la disparition d’un bon nombre de civilisations essentiellement par l’épuisement des ressources naturelles (J. Diamond, 2006, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 648 p).

3  Le Monde des livres du 05-10-2007 (p.8).

4  « La conquête de l’Ouest de Braudel » Le Figaro Littéraire du 13-03-98.

5  Région et développement n° 8, 1998, pp. 193-198.

6  Voir les objections d’A. Parienty parues dans La Recherche (1998, n° 309) et celle de P. Fara dans New Scientist : « This zany attempt at a triumphalist Plato to NATO account provides a salutary reminder that finding new ways of writing scientific history is not always such a good idea » (25-04-1998, p. 49).

7  « A ma connaissance, Le Secret de l'Occident est le premier ouvrage à présenter la théorie du système d'Etats prospère avec sa base géographique de façon globale, cohérente et complète, du profil littoral jusqu'aux institutions scientifiques, avec à la clé une confirmation empirique couvrant trois millénaires d'histoire des civilisations » D. Cosandey, 2001, « Les causes du succès scientifique de l’Occident », Sciences, 1, pp. 16-20. [http://www.riseofthewest.net/dc/dc305afas.htm].

8  Ritter K., [1852] 1974, Introduction à la géographie générale comparée, Cahiers de géographie de Besançon, 22, (introduction G. Nicolas-Obadia et traduction D. Nicolas-Obadia), 253 p. ; Ritter K., 1859, « De la configuration des continents sur la surface du globe et de leurs fonctions dans l’histoire », Revue germanique, T. VIII, (introduction et traduction E. Reclus), pp. 242-267.

9  Par exemple lorsqu’il affirme « Aucun n’a jamais affirmé ni démontré que la thalassographie articulée de l’Europe a été la cause exclusive, bien qu’indirecte, de son triomphe techno-scientifique » (p. 527) ; « cette notion de dessin des côtes n’ayant pas encore de nom, il faut lui en inventer un, j’utiliserai dans ce livre le terme de thalassographie » (p. 509). Est-ce par ignorance ou par une volonté délibérée de masquer ses sources pour faire preuve d’innovation ? Les références bibliographiques ne vont ainsi guère aux delà des années 1970. Cosandey se sert en effet essentiellement d’œuvres très synthétiques, d’essais généraux d’historiens et d’économistes. Par exemple, lorsqu’il cite, de façon anecdotique Strabon, dont s’est inspiré Ritter, c’est par la lecture d’une synthèse historique de vulgarisation. Il est piquant d’apprendre que selon Ch. Brun la valeur scientifique des travaux de Cosandey tient aussi « dans une posture imitative dont le manque d’originalité est un sérieux gage de validité » (p. 38). L’argumentaire s’inverse allègrement, celui du mimétisme de la part du thuriféraire peut être remplacé à bon compte par celui de l’innovation de l’auteur.

10   Il réduit sa conception relative du progrès à une paresse intellectuelle : « Lorsqu’on a plus aucune idée, on peut toujours baisser les bras devant l’énigme et invoquer le hasard » (p. 168). (inexact; pas une paresse intellectuelle, mais un renoncement. Il est au demeurant bien normal de renoncer devant certaines énigmes. Nul ne peut résoudre tous les mystères du monde... Il aurait seulement été préférable de ne pas faire, ni de publier, ce discours...) Pour Lévi-Strauss le progrès « n’est jamais que le maximum de progrès dans un sens prédéterminé par le goût de chacun ». Il le définit aussi de façon précise et concrète : puisqu’il n’y a pas de « société cumulative en soi et par soi », « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures », en nombre suffisant et selon une diversité maximale. Mais l’entropie guette : « pour progresser, il faut que les hommes collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s’identifier les apports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire » (C. Lévi-Strauss, 1952, Race et histoire, Gallimard). D. Cosandey a sans doute manqué l’occasion d’appuyer son hypothèse méreuporique sur le sens lévi-straussien de la diversité.

11  Ce qui ne l’empêche malheureusement pas de montrer la relation entre les articulations littorales et l’adoption du christianisme (en utilisant les travaux de R. Girard). Il détourne également les travaux d’E. Todd pour conclure sur le fait qu’« il est légitime d’établir un lien entre la structuration des types familiaux et sociaux et les formes territoriales qui supportent les sociétés humaines » (p. 31).

12  Ses « intuitions sont proches de ce que Cosandey a, lui, montré avec bien plus d’ampleur, d’acuité et d’arguments, près de deux siècles plus tard » (p. 50). Notons en passant ce bel euphémisme, comme si cette proximité ne saurait être que le fruit du hasard. « La thalassographie articulée est à Ritter et Cosandey ce que la découverte du Nouveau Monde fut respectivement aux Vikings et aux Ibériques : tout d’abord, un audacieux et fragile établissement bientôt presque déserté et qui sombre dans un oubli quasiment complet ; puis, bien plus tard, une nouvelle découverte qui doit fort peu à la première et qui, pourvue de moyens bien plus considérables, ouvre à une mise en valeur effective » (p. 55). Beau tour de passe-passe pour ne pas faire aveu d’ignorance (ou de plagiat).

13  Dans La Terre et l’évolution humaine, [1922] 1970, Paris, Albin Michel, 444 p.

14  Lefort I., 1994, « L’articulation littorale : un principe rittérien relu par Élisée Reclus », Études rurales, 133-134, pp. 45-58.

15  La fatalité, la prédestination et le déterminisme géographiques : énumération citée dans le compte-rendu agacé d’Albert Demangeon de l’ouvrage de Febvre (« Introduction géographique à l’histoire », 1923, Annales de Géographie, vol. 32, n° 176, pp. 165-170.

16  Ce que Febvre dénonce en tant que « préjugé graphique ». « La forme n’est pas créatrice par elle-même » (Febvre op. cit. : 233) ; « Car l’idée que les peuples (…) se font de leur situation géographique et de ses caractéristiques et de ses avantages ou inconvénients, c’est elle en définitive qui importe » (Febvre op. cit. : 246).

17  On est proche ici de la « mystique » rittérienne, de cette harmonie naturelle entre le Tout terrestre et les individualités géographiques. Ce que Febvre critique en tant que « préjugé de prédestination » : « Qui dit limite naturelle dit limite prédestinée – idéal à conquérir ou à réaliser » (Febvre op. cit. : 325). Dans son commentaire de l’œuvre de D. Cosandey, le général P. M. Gallois réhabilite d’ailleurs explicitement cette idée de prédestination géographique de la France. Il conclut en outre sur son opposition à l’élargissement de l’Union européenne en légitimant scientifiquement son souverainisme par la théorie de D. Cosandey : « Adieu à la diversité enrichissante, aux rivalités stimulantes évoquées par David Cosandey pour faire place à la grisaille « babelisante » agissant sous une demi-volonté. Triste siècle et bien mélancolique pavane pour une République défunte »  (P. M. Gallois, 2003, « L’Europe, terre majeure », Géopolitique, n°84, pp. 16-26). Les justifications idéologiques que l’on peut tirer aisément du Secret de l’Occident ne sont sans doute pas pour rien dans sa bonne réception médiatique et politique.

18  « La notion d’ouverture n’a qu’une valeur relative en géographie puisque l’action de l’homme peut rendre mobile et ouvert ce qui jadis semblait naturellement immobile et fermé » (Demangeon op. cit. : 166).

19   J. Brasseul (op. cit.) ne dit pas autre chose dans son apologie déterministe de l’essai de D. Cosandey : « La théorie de Cosandey comporte un socle extrêmement solide parce qu'il est permanent. Ce socle est la géographie, les conditions naturelles initiales. Si les diverses civilisations de la planète sont différentes, comment expliquer ces différences sinon par des conditions variées du milieu physique ? L'aspect torturé de la géographie européenne rend compte de la diversité des nations du continent; la forme de cercle immense de la Chine explique la domination des tendances centripètes et centralisatrices, la permanence au cours de trois mille ans d'histoire d'empires unifiés, et l'impossibilité pour diverses "nations chinoises" de s'affirmer ; les conditions géographiques difficiles de l'Afrique noire et son isolement sont de même à l'origine du retard technique et économique ; le caractère aride des régions dominées par l'Islam et leur disposition géographique expliquent aussi en grande partie l'évolution des pays musulmans, etc. La géographie est intemporelle et le face à face des peuples avec des milieux différents constitue un excellent point de départ pour expliquer les divergences dans l'évolution des civilisations créées par l'humanité ».

20  De même l’ « hypothèse Gaïa » de J. Lovelock, selon laquelle la Terre fonctionne comme un être vivant, ne peut-elle pas être envisagée comme une réactualisation de l’idée chère à Ritter du « Tout terrestre » et de la notion d’ « organisme terrestre » de Ratzel ?

Pour citer cet article

Laurent Gagnol, « Cosandey D., [1997] 2007, Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion, coll. Champs, 864 p. », Cybergeo, Revue de livres, mis en ligne le 21 décembre 2007, modifié le 21 décembre 2007. URL : http://www.cybergeo.eu/index15663.html. Consulté le 21 décembre 2007.

Auteur

Laurent  Gagnol

Doctorant PACTE-UMR 5194, Institut de Géographie Alpine,Université J. Fourier – Grenoble I gagnollaurent@yahoo.fr






Créé 02 jan 2008 – Derniers changements: 19 jan 2008