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Ma contribution au Colloque de Cerisy sur les philosophies de l'histoire de septembre 2008. J'ai présenté la recherche ci-dessous au Colloque les 5 et 6 septembre 2008. Les actes du colloque ont été publiés par les organisateurs, Alexandre Escudier et Laurent Martin, en mars 2015.

Dans cet article,
–Je présente pour la 1ère fois des graphiques montrant une vue d'ensemble de la théorie exposée dans Le Secret de l'Occident (1997, 2007). Des graphiques symbolisant toute ma théorie sur une seule page !
–Je montre également pour la 1ère fois des tableaux synoptiques résumant de façon fulgurante 3'000 ans d'histoire de chaque civilisation ; l'idée étant de faciliter une mesure quantitative de l'intensité des progrès à une époque donnée.
–Je fais part également pour la 1ère fois de mes travaux avancés tendant à généraliser la théorie méreuporique à d'autres dimensions, tout en faisant ressortir le principe plus général dont elle découle.
–Je consacre du temps à faire le point sur la réception de la théorie et son historique, long déjà de 11 ans.
   

(Alexandre Escudier, Laurent Martin: Histoires universelles et philosophies de l'histoire, De l'origine du monde à la fin des temps, Presses de Sciences Po/Académique, livre broché, 28€, 19 mars 2015, p.301-323).

Copie de la version papier novembre 2018. Version pdf (1,3 Mb).
Théorie de la science

Cosandey




       
Le Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle organise des colloques académiques au Château de Cerisy, en Normandie, depuis 1952. Les colloques se déroulent en été, dans le cadre idyllique de ce domaine du XVIIe siècle. Ce programme de conférences avait débuté à l'Abbaye de Pontigny, en Bourgogne, en 1910.

         

         
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Chap 15 / LA THÉORIE DU SYSTÈME D'ÉTATS

STABLES ET PROSPÈRES


UNE PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE RÉUSSIE?
––––––––
David Cosandey






David Cosandey entend bâtir une nouvelle philosophie de l’histoire qui rende compte, élégamment, des principales phases d’ascension et de déclin scientifique de l’Europe, du Moyen-Orient, de l’Inde et de la Chine. De sa théorie, dite «méreuporique» – ou «théorie du système d’États stables et prospères» –, il nous livre ici les grandes lignes, ainsi que quelques résultats inédits. Et, pour juger de la validité d'une telle philosophie de l’histoire, il la compare aux principales approches concurrentes en la soumettant aux six critères de Von der Muhll: simplicité, ordre de fondamentalité, puissance organisationnelle, précision quantitative, falsifiabilité, nécessité et suffisance.

Mots-clés: théorie méreuporique, thalassographie, philosophie de l’histoire, Occident, Europe, polycentrisme






Introduction

Peut-on réussir en matière de philosophie de l’histoire ? De nombreuses tentatives, maladroites voire naïves, témoignent de la difficulté de l’exercice ; la croyance marxiste en un « sens de l’histoire », le mythe universel d’un « âge d’or » suivi d’une phase de déclin, la croyance en une fin du monde imminente, ou encore le mythe prométhéen de la longue ascension de l’humanité vers un avenir meilleur représentent autant de tentatives d’extraire une logique générale cohérente du flux apparemment désordonné des événements historiques. La plupart des penseurs ont jusqu’à présent échoué à créer une théorie qui résiste à l’épreuve de l’étude approfondie des faits historiques. Malgré le scepticisme que ces échecs pourraient nourrir à l’encontre de toute nouvelle tentative, j’aurai l’audace de dire que l’on peut, que l’on doit même, persévérer dans ces efforts. Que parvenir à rassembler une philosophie cohérente de l’histoire reste essentiel à la compréhension de l’esprit humain, à notre compréhension de nous-mêmes. L’histoire étant à bien des égards la clé de l’âme humaine.

Dans Le Secret de l’Occident (1), j’ai présenté une théorie générale du progrès scientifique et technique dans le but de répondre aux (grandes) questions déjà souvent posées : pourquoi l’Occident connaît-il depuis un millénaire environ une phase presque continue de progrès techniques et scientifiques ? Et pourquoi avait-il gravement régressé au cours des six siècles précédents (durant la période dite « âge des ténèbres »), et stagné au cours des six siècles antérieurs (l’époque romaine) ? Pourquoi avait-il, dans sa partie grecque tout au moins, connu une période d’intenses progrès, encore auparavant, pendant cinq siècles ? Et comment expliquer les phases d’épanouissement, et les longues phases de stagnation, en apparence toutes aussi imprévisibles les unes que les autres, des autres civilisations ?

Je me suis attaqué à ces vastes problèmes en bâtissant un système très général, applicable à toutes les civilisations et à toutes les époques. La théorie ainsi obtenue me semble s’affranchir des particularismes culturels et parvenir élégamment à expliquer pourquoi il y a, ou il n’y a pas, à une époque donnée et dans une région donnée, avance des sciences et des techniques – en faisant appel exclusivement à des causalités politiques et économiques, ainsi que, à un second niveau, géographiques.

Revenons sur ce point. Il s’agit d’une théorie de la science, et non de la culture, des mentalités, de la morale ou du bonheur. On n’y discute que de progrès scientifiques, pas de progrès moraux ou sociaux. La science, rien de plus… mais rien de moins. La technologie représente clairement un élément fondamental pour caractériser une société. Ne parle-t-on pas d’âge du fer, d’âge de la pierre, et plus récemment, de l’époque industrielle, de l’ère internet ? En s’efforçant d’expliquer l’avance des sciences et des techniques, on débouche presque inévitablement sur une philosophie de l’histoire, comme l’a bien compris Vincent Citot (2).

La philosophie de l’histoire que je propose se place au croisement des pensées de Montesquieu, Hume, Marx et Braudel. Montesquieu et Hume pour leur analyse sereine des sociétés à travers les continents, leur recherche de lois universelles et de logiques derrière la diversité infinie des cultures et des coutumes. Marx pour la prédominance accordée aux causalités économiques, identifiant « l’infrastructure » comme le moteur de la « superstructure ». Braudel pour l’intérêt porté au temps long, et pour cette capacité à plonger interminablement dans l’océan des connaissances historiques pour soudain s’élancer hors de l’eau, très loin en altitude, et embrasser l’océan entier d’un seul regard, en de fulgurantes synthèses.

Ma philosophie de l’histoire, qui a un petit air d’équation du monde, est certes une théorie globalisante ; on pourrait la regarder comme une théorie du grand tout. Mais, j’en suis persuadé, toute puissante qu’elle soit, ma théorie pourra être intégrée, au cours des siècles futurs, dans une théorie encore plus vaste, dont elle sera un cas particulier. Cela me ravirait : seules sont vraiment fécondes les théories qui permettent aux autres penseurs d’avancer. Cependant, même dans son cadre actuel, ma théorie pourra déjà donner lieu à de nombreux approfondissements et extensions. De par l’immensité du sujet étudié, elle offre matière à de nombreux doctorats et travaux de recherche.

Un bémol : comme il est précisé dans l’introduction des deux éditions du Secret de l'Occident, ma théorie ne contient que peu d’éléments originaux. Toutes les composantes, ou presque, en ont déjà été exposées dans d’autres travaux que je cite. J’ai donc été fort surpris du choc que ma théorie a provoqué, de l’impression de nouveauté qu’elle a suscitée. Mais il est vrai qu’une chose, au moins, est nouvelle, c’est la synthèse elle-même. Le système dans son ensemble.

Le titre même de mon ouvrage, Le Secret de l’Occident, a été cause de malentendus. Il a pu malencontreusement donné à des lecteurs potentiels l’impression que son auteur croyait en un Occident détenteur d’une recette exclusive, dont il aurait eu connaissance, et qui aurait été secrète... Pire, certains ont cru voir dans ce titre une tonalité ésotérique. Je dois confesser que je l'avais conçu simplement comme un raccourci journalistique, destiné à attirer l’attention, comme les unes des journaux. Il ne saurait de toute façon être question de résumer une théorie entière en un seul titre. Le titre original prévu en fera peut-être mieux comprendre la genèse. Ce titre original était : Le Secret de l’Occident pour les révolutions scientifique et industrielle. Le premier éditeur, plutôt littéraire, ayant été effrayé par cet avalanche de technicité, il avait fallu trouver un autre sous-titre moins susceptible de rebuter les non-ingénieurs.

Je dois aussi contextualiser mes néologismes. J’avais créé à l’origine le néologisme de « méreuporique », sur la base de deux mots grecs, résumant de façon fulgurante les concepts principaux de ma théorie, qui devenait donc la théorie « méreuporique ». Mais cette appellation ayant été unanimement rejetée, j’ai été amené à en proposer une autre, plus simple et plus anglocompatible, la « théorie du système d’états stables et prospères ». Toutefois, n’ayant pas renoncé à inventer et à faire accepter une dénomination plus courte et plus sophistiquée, j’ai consacré de longs efforts à trouver mieux. A ce stade de mes réflexions, je vous les soumets deux appellations possibles : la « théorie concurrencialiste généralisée » et la « théorie du polycentrisme politico-économique ».


Résumé de la théorie

La théorie méreuporique, ou théorie du système d’États stables et prospères, fait appel à deux faisceaux de facteurs, l’un économique, l’autre politique. Pour qu’il y ait progrès scientifique dans une civilisation donnée à une époque donnée, il faut et il suffit qu’il y ait essor économique, d’une part, et division politique stable, d’autre part.

Les facteurs économiques

Il faut l’essor économique pour un ensemble de raisons.

Le rôle de l’aisance financière. Tout d’abord, l’essor économique génère d’une façon générale les liquidités financières qui sont indispensables pour qu’une société puisse se livrer à d’autres activités, telle la science, que celles immédiatement nécessaires à la survie.

Le rôle des marchands. Ensuite, l’essor économique vient en aide à la science parce qu’il va de pair avec l’envol de la classe mercantile, les hommes d’affaires, marchands et banquiers, qui ont tendance, d’une façon générale, à soutenir le progrès techno-scientifique. Au Moyen Âge, ces derniers sont intéressés par de meilleures cartes pour les voyages, par de meilleures horloges pour mesurer les durées de production et de voyage, par de meilleurs bateaux pour les transports. Ils soutiennent les progrès des mathématiques : probabilités pour les assurances, trigonométrie pour la navigation, équations du deuxième et du troisième degré pour les problèmes de capital et d’intérêt, et ainsi de suite. À notre époque, ils encouragent le développement de la biologie (bactéries pour l’industrie, nouveaux traitements pharmaceutiques…), de la chimie (parfums, colorants, matériaux...), de la physique (ordinateurs, lasers, matériaux avancés...). Les hommes d’affaire ont tout au long de l’histoire mis sur pied ou financé des écoles privées, qui ont été des structures professionnelles vitales pour les savants.

Ajoutons que la classe marchande soutient la science et la technique non seulement directement, pour ses affaires, mais aussi indirectement, par son état d’esprit protoscientifique. Les hommes d’affaires sont de façon générale plus pragmatiques, plus concrets, plus intéressés par le quantitatif, plus sceptiques face aux croyances magiques et plus ouverts au changement que les autres classes sociales ; ils exercent une influence dans ce sens sur la société, lorsque leur puissance et leur statut le permettent. En outre, leur succès social en tant que classe ne dépend d’aucune doctrine, mais de leur seul revenu. La classe des religieux et celle des propriétaires terriens, au contraire, ont tendance à se montrer moins flexibles et plus enclines à s’appuyer sur des vérités idéologiques immuables. Pendant les phases de grand essor économique, la classe mercantile, renforcée, peut exercer son influence sur la société, créant un terreau favorable à la science

Les facteurs politiques

Le deuxième facteur indispensable au progrès scientifique est la division politique stable. Pour que les connaissances puissent avancer, il faut que la civilisation considérée soit répartie en un ensemble d’États « stables », c’est-à-dire s’étendant sur plusieurs siècles, tout en conservant un noyau géographique permanent.

Le rôle de la diversité politique. La division politique stable est en soi génératrice de liberté. Un artisan persécuté dans un pays pour avoir inventé un nouveau procédé peut se réfugier dans un autre pays, un savant menacé dans un royaume pour ses idées nouvelles peut trouver asile dans un autre royaume. Mieux, la rivalité entre couronnes transforme les savants en objets de prestige. Des universités du XIVe et XVe siècle aux académies des sciences du XVIIIe siècle et aux grands télescopes du XXIe siècle, l’histoire abonde en institutions scientifiques créés avec le prestige de l’État comme objectif quasi-exclusif. Enfin, la division politique stable permet à une diversité de législations et d’initiatives politiques de voir le jour, l’histoire se chargeant ensuite de sélectionner les bonnes. Diversité des lois, diversité des solutions, diversité des gouvernements rendent une civilisation stablement politiquement divisée plus riche en idées et en voies explorées, et donc plus brillante et plus innovante.

Le rôle des militaires. La dernière, mais non la moindre, des raisons pour lesquelles la division politique stable favorise la science est qu’elle va de pair avec l’essor des armées et des militaires. Comme les marchands, les militaires soutiennent l’avance des sciences et des techniques. Tout nouveau procédé, toute nouvelle connaissance peut apporter un avantage intéressant sur l’ennemi. Les états-majors entretiennent directement mathématiciens-physiciens (calculs de trajectoire, construction de pièces d’artillerie, d’avions, de missiles, de bombes notamment à l’époque atomique, de cryptages pour codes secrets, etc.), architectes (fortifications), médecins (soins aux blessés), et savants en général pour la construction navale, la cartographie, l’astronomie nautique, et tous les problèmes quantitatifs de l’organisation des armées. En outre, l’ampleur des budgets militaires assurent aux savants un financement quasi-illimité, hors de proportion avec les budgets de recherche pure, même au XXIe siècle.

Enfin, la stabilité des États et des frontières révèle que les guerres, en dépit des malheurs infligés aux individus, ne causent pas trop de dégâts aux civilisations elles-mêmes, si on les considère du point de vue du temps long.

Le rôle de la géographie. C’est sa géographie exceptionnelle, son profil littoral, qui a permis à l’Europe occidentale de connaître une aussi longue période – presque un millénaire – de division politique stable et d’essor économique. La mer enveloppant plusieurs secteurs (péninsules ibérique et italienne, France, Grande-Bretagne, Irlande, péninsule danoise, péninsule suédo-norvégienne) a créé des espaces délimités protégés contre les invasions, des espaces délimités qui avaient a priori plus de chances d’évoluer en des États stables. De même, en atteignant une proportion importante du territoire ouest-européen, la mer permettait à une proportion élevée de la population de commercer à longue distance. Pendant la majeure partie de l’histoire, en fait jusqu’aux avancées technologiques de la seconde moitié du XXe siècle, seul le transport par mer a assuré le transport des pondéreux, des produits de gros, ceux qui permettent un vrai développement économique, touchant toute la société.

Une articulation extraordinaire du littoral, à plus petite échelle, se retrouve en Grèce et en mer Égée. Celle-ci a favorisé, pour les mêmes raisons, la stabilité de la division politique et l’essor économique du monde grec de l’Antiquité.

Le graphique de la figure 1 illustre la structure de ma théorie de la science – la théorie du système d’États stables et prospères, ou théorie méreuporique. Les flèches indiquent les causalités vertueuses à l'oeuvre en Europe occidentale au IIe millénaire et en Grèce pendant l'Antiquité.

[[Ce graphique était inédit ; il a été présente pour la première fois à ce Colloque de Cerisy en septembre 2008]].



Figure 1: la théorie du système d'États stables et prospères





Résultats avancés inédits

Une chose qui frappe dans ce graphique est la symétrie entre les rôles joués par les hommes d’affaires et par les militaires. Un soupçon s’insinue irrésistiblement : au fond, leur problématique pourrait être semblable : tous deux pourraient être l’émanation d’un phénomène unique.

Une réflexion approfondie conduit effectivement à l’idée que guerre et commerce procèdent d’une dynamique commune. Dans les deux cas, on a affaire à un ensemble d’entités en lutte pour des ressources : ici des entreprises se disputant des marchés, plus précisément des clients ; là des armées se disputant des territoires, plus précisément des contribuables-corvéables. Marchands et militaires apparaissent comme des conquistadores de domaines différents, certes, mais pas foncièrement différents dans leur logique profonde. Ils sont en lutte les uns contre les autres pour ces ressources. En cas de monopole, respectivement d’État universel et de marché captif, tous deux s’endorment sur leurs lauriers et entrent en déclin. Dans le cas où il y a stabilité de la concurrence (maintien d’entités rivales sur une longue durée sans que celles-ci s’écrasent les unes les autres) et croissance (les entreprises prospèrent et croissent, les États s’agrandissent), des effets bénéfiques s’ensuivent pour le progrès des sciences et des techniques.

On peut imaginer d’autres « dimensions » dans lesquelles ce phénomène pourrait jouer, hors l’économique et le politique : le religieux par exemple. Plusieurs religions en situation de compétition dans le même bassin de population, mais stables et durables, ne se montreraient-elles pas plus favorables à l’avance de la connaissance qu’une religion monopolistique ou une effervescence religieuse chaotique ? Quelques exemples, cités, mais pas encore thématisés, dans Le Secret de l’Occident, suggèrent une réponse positive : le christianisme naissant, qui, en butte à d’autres sectes à succès dans l’empire romain, a soutenu un progrès technique – le livre [[ou codex, à savoir cet ensemble de pages reliées sur un côté, un objet qui nous est devenu familier, qui a alors succédé aux formats en rouleaux qui existaient auparavant]] – comme moyen de s’imposer sur les autres ; les jaïnistes, en Inde, qui, confrontés à un foisonnement de sectes concurrentes et durables, ont encouragé les recherches en mathématiques pour briller aux yeux des fidèles potentiels ; ou encore les jésuites utilisant l’astronomie occidentale pour impressionner l’empereur de Chine. Mais une telle configuration (une même population divisée en plusieurs religions rivales et durables) demeure très rare au cours des siècles, aussi cette troisième dimension a-t-elle joué un rôle plutôt faible, voire pratiquement négligeable, historiquement.

A ma connaissance, Carl von Clausewitz, dans son ouvrage célèbre De la Guerre (1832), fut le premier qui reconnut le parallélisme entre activité militaire et activité marchande, encore qu’il n’ait guère approfondi le sujet. On peut étendre la comparaison en y incluant la religion.

Ces trois dimensions – guerre, commerce et religion – ne peuvent être considérées isolément ; elles interfèrent les unes avec les autres. Un innovateur soutenu par la classe marchande pourrait être anéanti par un empereur universel, un penseur soutenu par une secte rivale pourrait dépérir faute de financement pendant une phase économiquement déprimée, et ainsi de suite. La configuration idéale, logiquement, serait celle où les trois dimensions atteignent leur valeur optimale et se renforcent mutuellement [[en une sorte de résonance]]. Elle se rencontre dans un système d’États stable, connaissant l’essor économique, et adoptant chacun une croyance particulière pour se démarquer des autres. Cette configuration s’est retrouvée dans l’Europe classique et dans le monde arabo-musulman du Xe siècle. [[Époques caractérisées, on ne s'en étonnera pas, par des grands progrès des connaissances.]]

Voici, au fond, ce que dit la théorie méreuporique : lorsque des entités [[càd des organisations]] (entreprises, États, religions) se disputent des ressources [[(ventes, taxes, dîmes), et donc les fournisseurs de ces ressources]] (clients, contribuables, ouailles) dans une dimension donnée (marché, territoire, esprit) et qu’elles arrivent à un équilibre dynamique, c'est-à-dire lorsqu'elles parviennent à durer et à croître tout en restant en forte compétition les unes contre les autres, alors est atteint un optimum favorable au progrès des sciences et des techniques ; trop de concurrence mène à des perturbations graves, à des destructions incontrôlables et finalement au chaos ; trop peu de concurrence conduit à l’immobilisme. Quand plusieurs entités [[organisations]] sont en présence et en compétition sans réussir à s’annihiler mutuellement, il s’ensuit une configuration où la concurrence peut pleinement déployer ses effets bénéfiques. Cette notion d’optimum a été élégamment explorée par Christophe Brun dans sa préface au Secret de l’Occident [[édition 2007]]

[[Ce que la théorie méreuporique dit n’est au fond rien d’autre que ceci : lorsque des organisations (entreprises, États, religions) se disputent des ressources (clients, contribuables, ouailles) dans une dimension donnée (marché, territoire, esprit) et qu’elles arrivent à croître tout en maintenant une sorte d’équilibre dynamique entre elles, alors on atteint un optimum, favorable au progrès des sciences et des techniques. Cela se produit quand, au sein d'un ensemble d'organisations (États, entreprises, religions, etc.), au moins une partie d'entre elles parvient à durer et à croître, pendant des siècles, chacune dans sa dimension (en taxes, en chiffre d'affaires, en dîmes etc.), tout en restant en forte compétition les unes contre les autres (c'est-à-dire sans qu'aucune ne réussisse à dominer ou détruire les autres). Trop de concurrence mène à des perturbations graves, à des destructions incontrôlables et finalement au chaos. Trop peu de concurrence conduit à l’immobilisme. Quand plusieurs entités sont en présence et en compétition sans réussir à s’annihiler mutuellement, il s’ensuit une configuration où la concurrence peut pleinement déployer ses effets bénéfiques. Cette notion d’optimum a été élégamment explorée par Christophe Brun dans sa préface au Secret de l’Occident, édition 2007.]]

[[En ce sens, la théorie méreuporique découle certainement d'une plus vaste loi générale de la concurrence des organisations.]]


Tableau 1: Le Parallélisme Commerce – Guerre – Religion
[[Version revue et améliorée]]

Organisations rivales États Firmes Religions
Forces combattantes Soldats Hommes d'affaires Missionnaires
Personnel Fonctionnaires Employés, ouvriers Prêtres, moines, docteurs de la loi
Dirigeants Gouvernement Direction Chefs religieux
Enjeu Territoires
extensibles en phase d'exploration seulement
Marchés
extensible à l'infini par la création de nouveaux produits
Âmes
Personnes à conquérir Contribuables Clients Fidèles
Produits Sécurité, ordre, défense
plus récemment écoles et sécurité sociale
Tous produits à vendre (alimentation, habillement, énergie, transport, etc.) Salut de l'âme, réponse à tous les soucis
Nom de l'affrontement Guerre militaire Concurrence, guerre commerciale Missionnariat, guerre de religions
Moyens utilisés Combats armés Publicité, démarchage Démarchage, débats






Les six critères de Von der Muhll

Cette philosophie de l’histoire paraît fort intéressante, me direz-vous, mais comment juger de sa validité ? Pourquoi la préférer à une autre ? Sur quelle base la comparer aux autres théories existantes ?

Le problème

Toute théorie de l’histoire se voulant un tant soit peu « sérieuse et objective » se heurte à un problème spécifique, à savoir qu’il n’est guère possible de prouver quoi que ce soit dans un tel domaine. Il est impossible, en histoire, de modifier un paramètre et de recommencer l’expérience pour observer ce qui change – une approche qui est pourtant au cœur de la démarche scientifique.

Il paraît donc bien difficile de construire une théorie au moins un peu scientifique de l’histoire. Cela ne doit pas, cependant, nous arrêter, car d’autres domaines, telles l’astronomie, ou la paléontologie, souffrent de problèmes similaires, tout en étant considérés comme des domaines d’investigation scientifique respectables.

Les critères

Mais alors quels critères utiliser pour juger de la validité d’une théorie de l’histoire ? J’aurai recours ici à ceux définis par George von der Muhll, dans un article de 2007 (3), pour mettre face à face deux théories de l’histoire fort différentes, celles d’Arnold Toynbee et de Jared Diamond. De ces critères, qui sont au nombre de dix, je retiendrai les six principaux, à savoir la simplicité, l’ordre de fondamentalité, la puissance organisationnelle, la précision quantitative, la falsifiabilité et la nécessité-suffisance.

Les théories en lice recevront une note, forcément approximative, selon chaque critère. Les théories atteignant un score d’ensemble plus élevé seront jugées plus valables, en l’état des connaissances, que celles obtenant un plus faible nombre de points. Chaque critère étant crucial à sa manière, une théorie notée à zéro selon au moins un critère sera éliminée. Je rapporterai ces notes dans un grand tableau récapitulatif.

Les hypothèses en lice

Nous prendrons comme théories concurrentes
–l’hypothèse fataliste, ou divine (« cela s’est produit ainsi parce que Dieu l’a voulu ») ;
[[–l’hypothèse du hasard (le déroulement des événements résulte essentiellement du hasard, ou s’avère trop compliqué pour être jamais expliqué) ;]]
–l’hypothèse culturelle variable, c’est-à-dire toute forme d’explication faisant appel aux mentalités ou aux comportements et à leurs changements (par exemple la croyance selon laquelle les Grecs s’intéressaient aux sciences parce qu’ils étaient plus curieux, plus dynamiques) ;
–l’hypothèse climatique (seuls les climats tempérés auraient permis le développement des sciences et des techniques) ;
–l’hypothèse religieuse (le christianisme aurait été plus favorable aux progrès par sa doctrine, par ses institutions ou par l’attitude face à la vie qu’il encourageait) ;
–l’hypothèse culturelle fixe (avantages dûs à la langue, à l’écriture, aux structures sociales et anthropologiques) ;
–l’hypothèse ethnique au sens large (celle d’une prédisposition génétique à l’investigation de la nature) ;
–et enfin l’hypothèse grecque (l’héritage du savoir grec aurait seul permis le décollage).

Simplicité (premier critère). Le premier critère de Von der Muhll nous dit que, face à deux théories également satisfaisantes, il faut retenir la plus simple. On reconnaît là une idée d’une validité tout à fait générale. La simplicité est en elle-même une vertu. Entre deux procédés de fabrication conduisant au même résultat, l’artisan choisira le plus simple. Entre deux démonstrations valables d’un même théorème, le savant géomètre préfèrera la plus courte. Passer d’un tableau inextricablement compliqué à un tableau clair et intelligible constitue un progrès si l’on conserve la même puissance explicative (dans le cas contraire, on parle de simplisme).

A l’aune de ce critère, l’explication par Dieu, par le hasard ou par les mentalités sont certainement celles qui ont le plus de mérite. Elles sont extrêmement simples : quels que soient les événements à expliquer, on peut toujours avancer pour les justifier qu’ils se sont produits « parce que Dieu l’a voulu » ou que « c’était dû au hasard ». C’est extrêmement simple. L’explication culturelle (« parce que la culture a changé ») est très simple aussi, bien qu’il faille tout de même un peu élaborer, afin de décrire ce changement. Les hypothèses religieuse, culturelle fixe et ethnique reçoivent des scores moins bons (elles sont plus complexes (elles demandent d’élaborer une plus grande élaboration), mais restent suffisamment simples pour pouvoir être comprises rapidement par tout le monde. On peut en dire autant de l’explication par l’héritage du savoir grec antique.

La théorie méreuporique est également assez simple puisqu’elle explique toute l’histoire scientifique par deux faisceaux de facteurs, beaucoup d’autres facteurs habituellement invoqués ayant été éliminés. Belle simplification en vérité, mais pas aussi majeure que celle apportée par les autres théories examinées. Pour être assimilée, elle nécessite tout de même une explication assez longue, beaucoup plus longue en tout cas que les théories concurrentes. La théorie méreuporique sera donc celle qui recevra la note la moins bonne.

Ordre de fondamentalité (deuxième critère). Entre deux théories également satisfaisantes, nous dit le deuxième critère de Von der Muhll, on choisira « la plus primordiale », celle qui fait appel aux facteurs les plus fondamentaux. Par exemple, si la théorie B est un cas particulier de la théorie A, on choisira la théorie A.

L’hypothèse divine fataliste et celle du hasard ont dans ce cas clairement l’avantage, une fois de plus. Aucun ordre de transitivité ne peut être plus fondamental que Dieu ou que le hasard. On part des causes « les plus premières » possibles. Les hypothèses culturelles (fixe ou variable), ethnique et climatique paraissent en revanche moins vaillantes, puisque rien n’empêche d’expliquer la culture, le climat ou les caractéristiques génétiques, qui sont des phénomènes intermédiaires, non des causes premières. Le plus mauvais score échoit toutefois à l’hypothèse grecque – qui ne fait que repousser le problème une étape plus haut dans l’histoire et ne fournit nullement une cause première. Elle ne fait que poser une question, sans y répondre : celle de l’origine du miracle grec. Elle reçoit donc un zéro.

La théorie méreuporique et thalassographique n’est probablement pas aussi fondamentale que les deux premières théories (les hypothèses divine et du hasard). Elle ne s’appuie pas sur des principes transcendants. Dans l’étage géographique de la théorie, la configuration littorale des continents dépend de la tectonique des plaques, celle-ci devenant la vraie cause première. [[Dans son étage politico-économique (méreuporique), cette théorie pourrait à son tour se retrouver englobée dans une plus vaste théorie, allant peut-être dans le sens d’une étude de la dynamique d’entités en compétition pour les ressources économiques.]] Néanmoins, ma théorie se trouve assez haut dans l’ordre de transitivité. J’en veux pour preuve qu’elle en englobe beaucoup d’autres. Notamment la théorie de Jean Baechler, qui apparaît comme un de ses sous-ensembles (4). Ou celle de Jacques Blamont, dont elle représente visiblement la matrice, un ensemble plus complet, plus abouti (5). Une partie de la théorie de Marx se retrouve englobée également, celle postulant le primat de la vie économique sur la vie intellectuelle d’une société. Sans oublier Hume et Montesquieu, dont les rapides intuitions en direction de la théorie méreuporique se voient confirmées et complétées par la théorie méreuporique. Les nombreuses intuitions présentes dans l’œuvre de Fernand Braudel se retrouvent également absorbées et dépassées par la théorie du système d’États stables et prospères. La théorie méreuporique englobe même les philosophies naïves de l’histoire, celles postulant une ascension continue (vision prométhéenne), qui sont valables pendant les phases d’ascension d'une civilisation [c'est-à-dire celles où s'est formé un système d'États stables et riches], ou celles envisageant un déclin inéluctable après un âge d’or passé, philosophies qui ont cours pendant les phases de déclin, se retrouvent également dépassées et transcendées, puisque ma théorie explique aussi bien les phases d’ascension et de déclin des civilisations.

La théorie méreuporique reste en lice, même si elle demeure à ce stade inférieure aux théories du hasard et de la divinité toute-puissante. L’hypothèse grecque est éliminée.

Puissance organisationnelle (troisième critère). Le troisième critère de Von der Muhll nous dit qu’entre deux théories également attrayantes, on préfèrera celle qui parvient à rendre intelligibles le plus grand nombre d’événements et d’évolutions, à structurer de la manière la plus compréhensible le flux en apparence désordonné et anarchique de l’histoire.

A l’aune du critère de la puissance organisationnelle, les explications par Dieu ou par le hasard reçoivent une note très faible. Elles ne permettent ni d’organiser ni de structurer les événements, n’éclairent en aucune façon la complexité de l’histoire et n’offrent aucun outil pour structurer les connaissances historiques. Le hasard n’explique rien, presque par définition, il reçoit donc un zéro. Quant à la volonté divine ou à l’évolution des mentalités, elles n’apportent qu’un faible plus, bien superficiel au demeurant. Très peu de nouveauté dans l’analyse. On frise la tautologie.

Les hypothèses climatique, culturelle fixe, religieuse et ethnique éclairent davantage les événements. Elles apporteraient une compréhension plus profonde des choses, si elles étaient confirmées. Elles reçoivent donc une meilleure note. Mais elles pêchent par leur unidimensionalité : en histoire, expliquer l’évolution complexe de civilisations entières au moyen d’un seul facteur, plutôt fixe, comme la langue ou le climat, ne peut aider que jusqu’à un certain point. La pauvreté de l'argumentation se ressent forcément et limite la puissance organisationnelle de la théorie. L’hypothèse religieuse, notamment, se retrouve inapplicable pour des pans entiers de l’histoire des civilisations, comme les cinq cents ans du miracle grec et plusieurs milliers d’années de l’histoire chinoise.

Avec une grille d’analyse applicable à toutes les civilisations et à toutes les époques, la théorie méreuporique permet incontestablement de mieux organiser les événements historiques et d’identifier leur logique cachée. Derrière la variété infinie des habits religieux, culturels et sociaux, elle révèle de véritables invariants universels. Elle a donc un plus fort pouvoir organisationnel et explicatif que les autres théories en lice. Elle recevra pour ce critère la meilleure note.

Précision quantitative (quatrième critère). Le quatrième critère de Von der Muhll nous dit qu’entre deux théories d’égale valeur, on choisira celle qui offre la plus grande précision quantitative, étant entendu que ce que l’on peut mesurer mérite plus le qualificatif d’« objectif » que ce qui relève du seul point de vue.

Selon ce critère, les explications par Dieu, par le hasard ou par la culture se retrouvent presque sans valeur… Elles n’offrent pas le moindre moyen de quantifier leurs prédictions. L’hypothèse culturelle variable pourrait éventuellement faire l’objet de mesures, mais cela reste bien théorique. L’hypothèse religieuse permet un certain degré de quantification. Il serait en principe possible de déterminer le pourcentage d’une population converti au christianisme, l’ancienneté de cette conversion, et de mettre en rapport ces mesures avec l’ampleur des progrès scientifiques. Les explications ethnique et climatique font bien meilleure figure ici, puisqu’elles s’appuient sur des grandeurs a priori mesurables (code génétique, température, humidité, etc.).

La théorie méreuporique souffre à ce jour d’une certaine faiblesse, la quantification des facteurs économiques et politiques n’ayant pas été poussée très loin jusqu’ici. Que signifie exactement « prospérité économique » ? Cette notion n'a pas été quantifiée dans Le Secret de l'Occident. Mon intuition me dit qu’il faudrait, pour quantifier la prospérité économique, combiner la croissance du produit intérieur brut, ou PIB (total et par habitant), avec le niveau absolu de ce PIB (total et par habitant), en faisant correspondre le niveau absolu de la connaissance scientifique avec celui du PIB, et l’importance des progrès scientifiques avec l’ampleur de la croissance. Il s'agit bien sûr d’une première esquisse.

Néanmoins, même si elle s'avérait bonne, elle resterait peu utile, en pratique, pour arriver à une quantification effective, puisque nous ne disposons d'aucune mesure de PIB avant le XXe siècle. Malgré les efforts des historiens pour reconstituer les PIB des époques antérieures, on est encore loin d’obtenir des valeurs fiables, encore moins de pouvoir les comparer à travers les âges et les civilisations. Il s’agit là, cependant, d’une limite des données disponibles, non de la méthodologie en soi.

Le même problème se pose avec le facteur politique. Comment mesurer la stabilité et la qualité de la division politique ? Pour être considéré comme un « système d’Etats stables », faut-il durer deux siècles ou cinquante ans ? Et combien d’États doivent avoir duré au moins cet intervalle le système puisse être qualifié de stable « stable » ? Là encore, un début d’esquisse de réponse pourrait être qu’au fur et à mesure du développement technologique, l’accélération des événements raccourcit la période nécessaire pour être considéré comme un État « stable ». Il fallait, pour être dit « stable », durer un siècle au Moyen Âge, alors que trente ans suffisent aujourd’hui.

Un problème, enfin, est commun à toutes les hypothèses en lice : comment quantifier l’ampleur des découvertes, l’intensité du progrès scientifique et technique ? On peut compter le nombre de savants créatifs ; ou le nombre de théories ou de découvertes vraiment brillantes (tous ces éléments reposent toutefois évidemment et nécessairement sur des considération subjectives, on aura donc seulement repoussé le problème d’un cran) ; on doit naturellement mettre en rapport ces nombres avec le chiffre de la population totale, et avec la longueur de l’époque étudiée.

Mon manque de quantification m’a souvent été reproché. Je propose ici une première réponse, encore inédite et incomplète, un premier essai de quantification de ma théorie avec les indicateurs binaires + et –.

Dans le tableau ci-dessous, j’ai noté d’un +/0/– les époques d’essor économique/de stagnation/d’appauvrissement, sur la base des données historiques disponibles (toujours qualitatives, les chiffres de la croissance du PIB restant indisponibles pour la plupart des époques) et +/0/– pour caractériser la stabilité de la division politique de la région considérée, la gradation allant de division stable (+), à unité (0) et à division instable (-1). Les régions considérées changent parfois au cours des siècles. En effet, la zone considérée doit toujours être en grande partie auto-déterminée et autonome [[afin de former un système isolé]]. Cette définition impose de modifier au besoin la région considérée suivant l'époque. [[À la lecture de ces tableaux]], on constate que la quantification rudimentaire de cette méthode n’infirme pas la valeur et la pertinence de la théorie méreuporique : le progrès scientifique se révélant d'autant plus fort que les conditions-cadres politico-économiques évoluent vers plus d'essor commercial et vers plus de polycentrisme et de stabilité.]]



TABLEAU: Tableau synoptique de 3'000 ans de la civilisation européenne


Falsifiabilité (cinquième critère). Le cinquième critère, emprunté à la philosophie de la science de Karl Popper, jouit aujourd’hui d’un accord unanime. Pour mériter le label de « scientifique », une théorie doit être falsifiable : c’est-à-dire qu’il doit exister au moins une expérience à même de prouver qu’elle est fausse, une expérience dont certains résultats a priori possibles contrediraient les prédictions. Une théorie ne se pliant pas à ce critère ne peut prétendre expliquer le monde rationnellement, et peut tranquillement être éliminée comme non-scientifique.

Les explications par la volonté de Dieu, par le hasard ou par les mentalités s’effondrent ici : elles sont – par définition – impossibles à infirmer ! Elles sont toujours confirmées, par construction. Dieu peut toujours se trouver derrière toute évolution, comme le hasard. De même, un changement de mentalité peut toujours être invoqué. Ces hypothèses, infalsifiables, s’apparentent à des croyances religieuses plus qu’à des théories scientifiques. Elles sont irrecevables.

Les hypothèses climatique, culturelle fixe, religieuse ou ethnique sont falsifiables : il suffirait pour prouver leur fausseté de découvrir des aires de civilisation non-chrétienne (par exemple en Europe avant le christianisme), des régions de climat non tempéré, des zones de langues ou d’ethnies non-européennes, etc. où auraient été accomplis de grands progrès scientifiques pendant des périodes assez longues. Ou des périodes ou régions chrétiennes, blanches ou tempérées ne s'étant signalées par aucun progrès. Ces hypothèses sont donc recevables, dans le sens qu’elles ne sont pas non-scientifiques (leur falsifiabilité permettra d’ailleurs de les éliminer, comme nous le verrons sous le critère suivant).

La théorie du système d’Etats stables et prospères s’avère également falsifiable. Il suffirait de trouver une époque, une civilisation, contredisant son schéma explicatif. Par exemple, un empire isolé générant d’intenses progrès en sciences et en techniques sur plusieurs siècles, une période d’instabilité politique grave arrivant aux mêmes résultats, ou à l’inverse, un système d’états prospère et stable n'ayant produit aucune avancée scientifique… Une telle observation serait a priori parfaitement imaginable.

Nécessité et suffisance (sixième critère). Le sixième critère de Von der Muhll nous dit en substance qu'une théorie selon laquelle les causalités invoquées produisent toujours les effets prévus (nécessité), et les effets observés proviennent toujours des causes invoquées (suffisance), cette théorie-là sera préférée à celle qui a besoin de faire intervenir de façon arbitraire d’autres facteurs causaux d’un cas à l’autre (non-suffisance) ou dont les facteurs invoqués restent parfois sans les effets attendus (non-nécessité).

Les hypothèses divines, du hasard et culturelles se comportent très bien sous ce sixième critère. A chaque fois qu’il y a progrès, c’est Dieu, le hasard ou les changements des mentalités qui l’ont voulu. Et inversement, à chaque fois qu’il y a volonté divine ou changements de la culture, la science a progressé…

L’hypothèse religieuse se comporte nettement plus mal. Un grand nombre de nations chrétiennes n’ont en effet jamais produit aucun progrès scientifique (Amérique latine, Europe de l’Est, Afrique noire), et d'autres aucun durant de longues périodes (Europe occidentale au haut Moyen Âge, Empire byzantin). À l’inverse, de nombreuses phases de progrès scientifiques ont été générées par des pays non-chrétiens (miracle grec, Chine antique et médiévale, etc.) Les expériences permettant de réfuter l’hypothèse religieuse obtiennent effectivement des résultats conduisant à l’éliminer.

Un même type de réflexions permettent de « contre-prouver » les hypothèses culturelle fixe, ethnique et climatique, en établissant leur non-nécessité et leur non-suffisance. De nombreuses nations blanches ou dans des climats tempérés ont failli technologiquement pendant de longues périodes. A l’inverse, de nombreuses phases de progrès ont été produites par des nations non-blanches et des régions non-tempérées.

J’affirme, et c’est peut-être là le point le plus essentiel, que la théorie méreuporique est nécessaire et suffisante. Chaque fois dans l’histoire des civilisations qu’il y a eu division stable et essor économique, il y a eu progrès techno-scientifique (nécessité). Et chaque fois qu’il y a eu progrès scientifique et technique, il y avait eu essor économique et division stable (suffisance). Ceci ressort du reste bien du tableau synoptique pour l’Europe occidentale. Cette assertion se vérifie pour les périodes et les régions dont l’histoire nous est connue. Elle reste bien sûr invérifiable dans toutes les régions et les époques où la connaissance historique demeure trop vague pour affirmer quoi que ce soit – à savoir de longs millénaires de l’histoire de l’Inde ou de l’Amérique précolombienne, entre autres.

L’affirmation triomphante de la nécessité et suffisance de la théorie méreuporique s’accomode toutefois d’une précision. Elle ne concerne, on l'a vu, que des sociétés d'une certaine taille (plus d’un million d’habitants), des systèmes complets, relativement isolés, d’intervalles de temps suffisamment longs. Autre bémol : l’étage géographique de la théorie n’est nécessaire que sur le très long terme (il y a eu des systèmes d’États stables et prospères dans des régions sans littoral articulé, comme Sumer, la Chine antique, le monde maya – bien que moins durables que ceux de la Grèce et de l’Europe occidentale), et n'est pas suffisant (ni l’Europe occidentale ni la Grèce n’ont toujours connu la division stable et l’essor économique ; il a fallu que d’autres facteurs soient réunis). On ne peut parler de nécessité et de suffisance qu'à l’étage politico-économique de la théorie.


TABLEAU: Les différentes théories concurrentes à l'aune des 6 critères de Von der Muhll
Critères Description du critère Hyothèse divine (Dieu l'a voulu), hypothèse du hasard Hyp culturelle via les mentalités Hyp religieuse, culturelle (langues), ethnique, climatique Hyp grecque Théorie méreu-porique et hyp thalasso-graphique
Simplicité
La théorie est-elle simple?
10
9
8
10
7
Fondamen- talité
La théorie est-elle générale/ fondamentale?
10
8
9
0
7
Puissance organisa-tionnelle
La théorie éclaire-t-elle? Articule-t-elle tous les faits en un tout cohérent?
1
1
4
1
9
Précision quantitative
La théorie est-elle mesurable et exacte?
0
1
8
4
6
Réfutabilité
10=réfutable; F=réfutée, V=confirmée
La théorie peut-elle être réfutée par un test?
0
0
9F
9F
8V
Nécessité et suffisance
La science progresse-t-elle chaque fois que la théorie le prévoit? Et seulement dans ce cas?
10
10
0
0
9




Conclusion

En conclusion, nous pourrions dire que la théorie méreuporique, ou théorie du système d’états stables et prospères – ou concurrentialisme généralisé, ou théorie du polycentrisme politico-économique – apparaît, parmi toutes les théories visant à expliquer l’essor et le déclin des civilisations, comme celle qui supporte le mieux le passage au crible des six principaux critères de Von der Muhll. Elle est, de fait, la seule qui ne soit pas éliminée par l’un ou l’autre de ces critères.
Audacieuse et novatrice pour certains, simple synthèse pour son auteur, la théorie du système d’États stables et prospères devrait, sur la base de cette analyse, pouvoir être adoptée sans crainte. Rien ne s’oppose à ce qu’elle ne soit reconnue un jour, dans le monde académique et les cercles cultivés, comme une philosophie de l'histoire réussie.



Notes de bas de page

(1) David Cosandey :
Le Secret de l’Occident, Paris, Arléa 1997, 2e édition Paris, Flammarion, collection « Champs », 2007.
(2) Vincent Citot : « Matérialisme et idéalisme en histoire: à propos du
Secret de l'Occident de D. Cosandey », dans Le Philosophoire, le laboratoire de philosophie, édition papier, no30 "Le Devoir", automne 2008, p.149-160.
(3) George Von der Muhll : « Ecology, Culture and Rationality : Toynbee and Diamond on the Growth and Collapse of Civilizations »,
Comparative Civilizations Review, no57, automne 2007, p.12-28.
(4) Jean Baechler :
Les Origines du capitalisme, Gallimard, Paris, France, 1971.
(5) Jacques Blamont :
Le Chiffre et le songe, histoire politique de la découverte, Odile Jacob, Paris, France, 1993.


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Créé: 21 mar 2020 – Derniers changements: 02 mai 2020