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An interview of me published in May 2014 in French philosophy magazine Le Philosophoire. In this paper, I use a comparison between civilizations and galaxies in astronomy to discuss the history of civilisations, the limits between them, in particular where the "West" stops and where the "East" starts, while coming back to my main theory, as exposed in The Secret of the West (1997, 2007) (cf p. 21).
(Le Philosophoire, Laboratoire de philosophie, édition papier, numéro 41 "Orient et Occident", printemps 2014, 25 mai 2014, p. 11-26).

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A Theory of Science

Cosandey




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Entretien avec David Cosandey

Préparé et réalisé par Vincent Citot



Né en 1965, David Cosandey est un historien, géographe et géopolitologue suisse. Après une formation de physicien, couronnée par un doctorat en physique théorique, il s’est intéressé à l’histoire des civilisations, et singulièrement à l’influence, sur le progrès techno-scientifique, des conditions extérieures à la science – à savoir l’influence du cadre politico-économique, et in fine géographique. Il a ainsi publié Le Secret de l’Occident, vers une théorie générale du progrès scientifique (1997, puis Flammarion, 2007), qui est un ouvrage de référence en histoire des civilisations, en histoire économique, en histoire des sciences et en philosophie de l’histoire. David Cosandey travaille également dans la modélisation mathématique du risque en finance. Outre Le Secret de l’Occident, il a publié L'Europe et la Science (Actes sud, 1999) et La Faillite coupable des retraites (L’Harmattan, 2003), où il étudie les causes de la dénatalité frappant les pays avancés.


     Vincent Citot : David Cosandey, vous aviez un “secret”, et vous l’avez révélé au public et à la communauté scientifique en 1997 (1). Avant de revenir sur ces “révélations” et de traiter plus spécialement du thème de cet entretien (« Orient et Occident »), peut-être ne serait-il pas inutile de préciser le sens de certains termes. Vous faites une théorie de la croissance et du déclin des civilisations ; mais que faut-il entendre au juste par « civilisation », par « progrès » et par « déclin » ?



(1) D. Cosandey, Le Secret de l'Occident (1997), Paris, Flammarion, 2007 – ouvrage dont nous avons fait une recension: V. Citot: "Matérialisme et idéalisme en histoire: à propos du Secret de l'Occident de David Cosandey", Le Philosophoire 30, 2008.



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     David Cosandey : A travers tous mes livres, je fais le choix d’appeler « civilisation » un ensemble caractérisé par un cadre linguistique commun (par exemple une langue internationale commune), une écriture commune, une religion, une architecture, une musique, un style vestimentaire, un code comportemental, etc. – même si évidemment de grandes variations existent au sein des civilisations. Il faut également que toutes les parties de cet ensemble soient en contact régulier avec les autres : circulation de marchands, d’artisans, de savants, de diplomates, et conflits militaires. Il y a aussi implicitement un niveau technique minimal pour se qualifier par ce terme de « civilisation » : urbanisation, monuments, agriculture, écriture, métallurgie, etc. Enfin, dernière partie de cette définition, une civilisation est le plus grand ensemble culturel cohérent que l’on puisse trouver en-dessous de l’humanité entière.
     Comme avec toute catégorie socioculturelle, le problème le plus difficile est celui de la définition des limites. Jusqu’où s’étend la civilisation A, et où commence la civilisation B voisine ? Le Japon fait-il partie ou non de la civilisation chinoise ? Le royaume de Jérusalem des Croisés au XIIe siècle, gouverné par des chevaliers occidentaux, mais peuplé en majorité d’Arabes chrétiens, était-il encore dans la civilisation arabe, ou déjà dans la civilisation européenne ? Le Tibet fait-il partie de la civilisation indienne ou chinoise ? L’Albanie musulmane sous l’empire ottoman était-elle de civilisation européenne ou bien turco-musulmane ?
     Il faut bien reconnaître que les limites extérieures des civilisations ne sont pas clairement définies. On observe un dégradé au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre. On pourrait peut-être donc caractériser l’appartenance à une civilisation en termes de pourcentage : en listant parmi les paramètres évoqués ci-dessus (religion, langue, écriture, architecture, musique, peinture, habillement, cuisine, contacts commerciaux, militaires), ceux qui se rattachent à une civilisation donnée. Ainsi, le Tibet ayant une religion indienne, une écriture indienne, mais une langue apparentée au chinois et des guerres et échanges commerciaux plus fréquents avec la Chine (sans oublier une architecture, une musique et une cuisine à part), pourrait être considéré à 40% membre de la civilisation indienne, à 40% membre de la chinoise et à 20% une civilisation autonome. Le Japon similairement avec son écriture principalement chinoise, mais sa langue totalement distincte, sa religion en partie partagée (bouddhisme) et en partie unique (shinto), son architecture et ses costumes proches de ceux des Chinois, mais son art original, et ses contacts militaires avec le continent plutôt rares, était peut-être avant l’ère moderne un membre à 80% de la


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civilisation chinoise et à 20% une civilisation propre. Ces chiffres sont évidemment donnés à titre indicatif, afin d’expliciter une méthode.
     Pour se faire une image intuitive, on peut cherche des analogies dans… l’astronomie. Les civilisations sont un peu comme les galaxies, ces immenses groupes de milliers de milliards d’étoiles animées d’une dynamique commune, formant de gigantesques spirales ou ovoïdes ; elles représentent les plus grands ensembles cohérents qu’on puisse trouver en-dessous du grand tout (l’Univers ou l’humanité). Comme les civilisations, elles ne sont pas complètement distinctes les unes des autres : des ponts d’étoiles et de gaz s’étendent d’une galaxie à l’autre. Certaines galaxies possèdent des amas d’étoiles satellisés (comme notre galaxie la Voie Lactée avec le « Nuage de Magellan »). Ces amas restent donc distincts mais sont sous l’influence de la grosse galaxie voisine – comme le Japon pré-moderne face à la Chine. Un amas d’étoiles satellisé peut subir parfois l’influence gravitationnelle de deux grosses galaxies voisines simultanément, comme le Tibet entre la Chine et l’Inde.
     Pour répondre à votre deuxième question : je me suis surtout intéressé au progrès technoscientifique. Il y a bien sûr beaucoup d’autres sortes de progrès… moral, éthique, psychologique, vers la justice sociale, vers le bonheur, etc. Reconaissons toutefois que le progrès technoscientifique n’est certainement pas le moindre de tous ces progrès : on ne parle pas sans raison d’ère internet, d’ère du pétrole, d’âge du fer, d’âge de la pierre, etc. Le niveau technologique représente certainement un des marqueurs les plus forts pour décrire une société. Le substrat technoscientifique conditionne en grande partie l’état sociétal d’une civilisation : nous vivons et fonctionnons différemment – nous vivons même et interagissons différemment les uns avec les autres – avec des voitures, des téléphones portables, des vaccins, des livres et l’internet, que semi-nus dans des cavernes.

     V. C. : On peut parler de civilisation grecque ou gréco-hellénistique, de civilisation romaine et de civilisation européenne. Mais est-il pertinent de les englober toutes dans la catégorie de « civilisation occidentale » ? Si oui, quels seraient les traits spécifiques de cette civilisation, qui comprendrait aussi bien la culture de la Grèce antique que celle des Etats-Unis, celle de l’Empire romain que celle de l’Australie ou de la Nouvelle Zélande d’aujourd’hui ?

     D. C. : C’est une des grandes difficultés de l’histoire des civilisations : leur taille augmente lentement mais sûrement avec les millénaires, et leur nombre diminue. Alors qu’on peut légitimement parler, pour le IIe et le Ier millénaires avant notre ère, de « civilisations » étrusque, phénicienne,


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grecque, crétoise, babylonienne, etc. – même si on désigne de la sorte des aires à peine plus étendues que le Portugal aujourd’hui –, on ne peut parler, en revanche, pour le IIe millénaire de notre ère, que de « civilisations » européenne, arabo-musulmane, hindoue et chinoise, recouvrant soudain sous ce même vocable des domaines géographiques beaucoup plus vastes ! On parlera peut-être même, pour le IIIe millénaire de notre ère, d’une unique civilisation planétaire ; les historiens du IVe millénaire nous le diront…
     Là encore, la comparaison avec l’astronomie et la cosmologie peut aider à comprendre intuitivement le phénomène. On peut comparer les civilisations dans l’histoire de l’humanité avec les galaxies dans l’histoire de l’Univers. Au début de l’histoire du cosmos, les galaxies étaient plus petites et plus nombreuses qu’aujourd’hui. Formées au hasard des densités locales de gaz et de poussière, les jeunes galaxies contenaient beaucoup moins d’étoiles qu’aujourd’hui. Elles ont crû peu à peu, au hasard des collisions entre elles, et des densités de gaz rencontrées sur leur passage. De même, les civilisations ont lentement mais sûrement augmenté en taille au cours de l’histoire, se cannibalisant mutuellement, les grandes dévorant les petites, et gagnant en étendue et en population, comme les galaxies.
     Notre galaxie la Voie Lactée a atteint sa taille actuelle en dévorant environ 1'200 plus petites galaxies au cours de sa longue histoire. De même, la civilisation occidentale a absorbé de nombreuses plus petites et plus anciennes civilisations, comme les Grecs, les Etrusques, les Celtes, les Ibères, les Scythes, les anciens Germains, les Normands, etc. qui auparavant avaient tous une religion, un calendrier, une architecture, une musique, un style vestimentaire, une écriture distincts. Au fur et à mesure de leur agrégation/absorption par la plus grande civilisation occidentale en formation, elles ont commencé à posséder une religion commune (le christianisme), une architecture commune (romane, gothique, baroque, classique, etc.), une musique partagée, une langue de communication (le latin, puis le français, puis l’anglais) et ainsi de suite (*).
     Dans le cas des civilisations, ce qui a poussé à cette croissance en taille c’est le progrès technologique, qui a réduit les distances aussi bien pour la communication, le commerce que la guerre, et la croissance démographique générale, qui a réduit les zones vides entre les centres de peuplement.
     Donc, pour répondre précisément à votre question, oui, il y a bien aujourd’hui une civilisation occidentale, ou européenne, qui a absorbé et englobe tous ces éléments si différents que vous citez, l’héritage romain,


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gréco-hellénistique, étrusque, celtique, germain, etc., dont certains continuent d’afficher une dynamique résiduelle distincte – comme les Grecs qui conservent une écriture distincte du reste des Européens, les Russes également. Notre civilisation n’est donc pas parfaitement homogène, et là encore l’analogie avec l’astronomie fonctionne bien. On identifie des courants d’étoiles distincts au sein même de notre Voie Lactée, aujourd’hui encore, qui sont des témoins d’anciennes petites galaxies dévorées, dont la dynamique ne s’est pas encore parfaitement alignée sur celle des autres étoiles de la galaxie : on les appelle des « rivières d’étoiles ».
     En quoi consiste cette civilisation unique occidentale, cela est néanmoins très clair. Tous les ressortissants de cette civilisation, y compris ceux partis s’établir aux confins du globe comme en Nouvelle-Zélande et en Australie, partagent une écriture (latine), un calendrier d’origine gréco-romaine, les mêmes fêtes principales, comme Noël, une même gamme musicale, un type de cuisine, des codes vestimentaires identiques, un cadre religieux chrétien (même si celui-ci s’est bien effacé), les mêmes contes de fées, une architecture commune bien reconnaissable. Tous ces éléments présentent bien sûr de nombreuses variantes locales, tout en restant clairement distincts de ceux des autres civilisations.
     Depuis le XXe siècle, il se pourrait que nous entrions lentement dans un nouveau monde : nous assistons peut-être à l’émergence d’une grande civilisation planétaire. Architecture : les aéroports sont tous les mêmes partout, les gratte-ciels, les voitures et les trains aussi. Style vestimentaire : les costumes cravates sont universels. Langue : nous avons l’anglais comme langue d’échange mondialement. Calendrier : le calendrier occidental s’est imposé partout. Echanges commerciaux et conflits militaires lient pratiquement toutes les régions du monde entre elles.
     Cette évolution vers une civilisation planétaire n’est toutefois pas achevée : la musique reste encore localisée dans les précédentes civilisations. Et surtout, ce qui manque, clairement, pour pouvoir parler d’une civilisation planétaire, c’est une religion dominante mondiale. Rappelons qu’entrer dans l’ère d’une civilisation unique mondialisée ne voudrait pas dire dans une culture homogénéisée et pacifiée ! De grosses différences culturelles et des guerres fréquentes, continuelles, opposaient l’Espagne, l’Angleterre, la France et la Prusse et l’Autriche à la Renaissance et à l’Epoque classique !


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     Au fur et à mesure que cette nouvelle civilisation mondiale s’impose, la civilisation occidentale perd de son originalité, puisqu’elle a transmis au monde une grande partie de ses caractéristiques. Nous Occidentaux semblons nous dissoudre dans le monde, un peu comme la culture de la ville de Rome a pu paraître disparaître, au fur et à mesure, qu’elle s’imposait à tout l’empire.
     Pour résumer, nos quatre galaxies géantes (Europe, Islam, Inde, Chine) sont entrées dans une phase de rapprochement accéléré, une vaste collision, mais elles n’ont fusionné qu’en partie, pour le moment.

     V. C. : Et « l’Orient » : y a-t-il une « civilisation orientale » ? Les points communs entre le Japon, la Chine, l’Inde, l’Iran, etc., seraient-ils plus importants que leurs différences ?

     D. C. : Là encore, la comparaison avec l’astronomie est éclairante ! Les galaxies s’attirent entre elles et forment des groupes, des « amas de galaxies » comme disent les astronomes. Notre Voie Lactée forme un tel groupe de galaxies avec sa voisine Andromède. Autour de ces deux géantes gravitent une cinquantaine de plus petites galaxies satellisées, qui seront peu à peu absorbées, au cours des milliards d’années à venir.
     On peut clairement identifier dans le monde du IIe millénaire de notre ère deux grands groupes, deux « amas » de civilisations. Il y avait d’une part le groupe « occidental », comprenant les civilisations européenne et arabo-musulmane, et d’autre part le groupe « oriental », comprenant les civilisations indienne et chinoise. Ces 2 groupes de civilisations étaient entourés de leurs satellites (arménien, géorgien, russe, malais, indochinois, indonésiens, tibétain, nippon) comme de grosses galaxies entourés de leurs essaims d’étoiles satellites (*).
     La plus grande séparation marquant ces deux groupes de civilisations se trouvant bien sûr au niveau de la croyance : religions révélées, monothéistes, écrites, transcendantes, dans le groupe occidental ; religions implicites, ésotériques, transmises de maîtres à disciples, polythéistes voire athées, immanentes, dans le groupe oriental. Christianisme et mahométisme d’un côté, hindouisme, bouddhisme et taoïsme de l’autre. Ces deux grands groupes, ces deux « amas de civilisations » existent depuis fort longtemps, puisque des échanges réguliers ont lieu dans le monde antique entre la Grèce et Rome d’une part, et Egypte et Babylonie d’autre part (respectivement ancêtres de la première et deuxième civilisation du groupe occidental).


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     En revanche, les interactions avec le groupe oriental, l’Inde et la Chine, sont plus rares et distantes pendant ces millénaires, par la force de la géographie. La situation changera avec les vagues successives d’invasions turques en Inde au IIe millénaire. On peut donc dire que, par leurs composantes islamique et hindoue, les deux grands groupes de civilisation sont entrés en collision dès le début IIe millénaire. Au sein du groupe oriental, Inde et Chine (et leurs satellites) échangent commercialement depuis au moins deux millénaires, ce qui se manifeste par la diffusion du bouddhisme à toute l’Asie. Cet amas de civilisations oriental existe depuis fort longtemps.
     J’ignore ici volontairement le troisième groupe, le troisième amas de civilisation, à savoir l’Amérique précolombienne, celui-ci ayant succombé au choc avec le groupe occidental, et ayant été absorbé par lui pour au moins un demi-millénaire. A la suite de collisions cataclysmiques spectaculaires, il arrive que les galaxies s’entredévorent, les plus grosses engloutissant les plus petites, mais il arrive aussi que la plus petite réussisse à « ressortir », après s’être toutefois fait arracher de nombreuses étoiles et nuages de gaz (comme la galaxie naine M32 ressurgissant de la galaxie géante d’Andromède M31). Peut-être, de la même façon, l’Amérique précolombienne finira-t-elle par « ressortir », bien que diminuée, et par revivre en tant que groupe à part.
     Pour répondre à votre question, il y a donc plutôt un « groupe oriental » de civilisations, comprenant l’Inde, la Chine et leurs satellites, plutôt qu’une civilisation orientale. De la même façon qu’il y a dans le cosmos, à côté de notre propre groupe local de galaxies (comprenant la Voie Lactée, Andromède et leurs essaims d’étoiles satellites), un autre groupe, plus loin dans l’espace, comprenant une trentaine de petites galaxies, dominées par les grandes galaxies M81 et M82.

     V. C. : Peut-on parler de « civilisation arabo-musulmane » ? Si oui, vous semble-t-elle (au Moyen Âge et aujourd’hui) plus occidentale ou orientale, ou bien transcende-t-elle cette dichotomie ?

     D. C. : Comme nous l’avons dit, la civilisation arabo-musulmane est clairement, au IIe millénaire de notre ère, une civilisation distincte de l’européenne, l’indienne et la chinoise, les trois autres grandes civilisations de cette période. Elle a sa propre religion (l’islam), son écriture (arabe), sa langue dominante (arabe aussi), son propre calendrier (lunaire), ses costumes, son architecture, son univers culinaire, son cadre musical, etc.


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     Mais elle se rattache non moins clairement au groupe occidental de civilisations, étant proche de l’Europe, de par sa religion révélée, écrite, son monothéisme et son fanatisme, qui l’opposent fondamentalement à l’Extrême-Orient, sans oublier ses origines babyloniennes (un petit air de famille rapproche en effet les jardins suspendus de Babylone, les palais des califes et les splendides réalisations contemporaines de Dubaï et Abu Dhabi…) qui lui donnent la même semaine de 7 jours, la même division du temps en heures, minutes et secondes, et les mêmes constellations que l’Europe. L’Islam est également une civilisation du blé, comme l’Europe.

     V. C. : Dans vos travaux, vous faites référence au grand historien belge Henri Pirenne, qui a, avec son fils Jacques, développé une grande idée, dont vous semblez assez proche qui pourrait se formuler ainsi : ce que l’on appelle l’Europe recouvre en fait deux types de civilisations distinctes, la civilisation « maritime » (Europe de l’Ouest et Amérique du Nord) et la civilisation « continentale » (Europe de l’Est et Russie). Comme vous, il pense l’histoire à partir de la géographie, en insistant sur l’importance des échanges, donc de la mer (l’opposition de « la mer » à « la terre » engendre l’opposition du libéralisme individualiste et démocratique des « pays maritimes » à l’étatisme autoritaire des « pays continentaux »). Seriez-vous d’accord pour dire que cette division géographique engendre des différences économiques, politiques, culturelles, morales et finalement civilisationnelles, à tel point que l’unité de la « civilisation européenne » en soit relativisée ?

     D. C. : Bien sûr, Henri et Jacques Pirenne ont compris quelque chose d’essentiel, de central dans toute l’histoire de l’Europe, à savoir la dichotomie entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. L’Europe de l’Ouest est favorisée par son profil littoral (ce que j’appelle sa thalassographie articulée), qui lui facilite depuis toujours les échanges de marchandises et de personnes, tout en freinant la violence destructrice des guerres ; l’Europe de l’Est est au contraire engoncée dans ses immensités terriennes, qui freinent les échanges commerciaux ainsi que les déplacements des marchands, savants et artisans, mais facilitent les invasions.
     L’une a été pour cette raison terreau fertile au développement de la pensée et de la science en particulier, tandis que l’autre a été chroniquement sujette à la pauvreté et au despotisme, et n’a fait que suivre, la plupart du



(2) Voir J.Pirenne, Les Grands courants de l'Histoire universelle, 7 volumes, Neuchâtel, La Baconnière, 1944-1956.



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temps, les avancées scientifiques réalisées par sa consœur occidentale. C’est une différence qui est bien souvent ignorée, l’Europe de l’Est restant malheureusement négligée par nos philosophes, comme une région obscure et sans intérêt… Au contraire, je m’y intéresse beaucoup tout au long du Secret de l’Occident.
     Mais, différence capitale avec Pirenne, je n’y vois pas prétexte à scinder la civilisation européenne en deux : puisque la culture n’est pour rien dans ce différentiel, dû entièrement au profil littoral, à la « thalassographie » de ces deux régions. Pas plus qu’il n’y aurait de raison de considérer, au sein du royaume de France au XVIIe siècle, que les régions les plus pauvres devraient être exclues de l’aire culturelle française. Ces différences génèrent des dynamiques politiques bien différentes, mais cela est une autre histoire…

     V. C. : Pensez-vous que cette dualité du « maritime » et du « continental » puisse s’appliquer aux autres grandes civilisations ? Si nous allons au bout de cette hypothèse, diriez-vous que la vraie opposition n’est pas entre différentes aires culturello-linguistico-ethniques, mais entre des influences maritimes et continentales au sein des civilisations ? Y a-t-il un « choc des civilisations », une concurrence entre civilisations, ou bien plutôt une lutte, au cœur de chaque civilisation, entre une tendance libérale pluraliste et démocratique et une tendance étatiste autoritaire et traditionnaliste ? A moins que cette alternative ne soit fallacieuse. Par exemple, y a-t-il plus de différences entre la Basse Egypte et la Grèce maritime (toutes deux tendanciellement libérales et démocratiques), ou entre les villes du Delta et celles de la haute Egypte (à tendance féodale et traditionaliste), entre l’Athènes maritime et la Sparte continentale ? La distinction pertinente passe-t-elle entre le pôle euro-atlantique contemporain et le pôle euro-continental, ou bien l’Europe est-elle un bloc ? Entre la Chine tournée vers la mer et celle de l’intérieur, ou bien la Chine est-elle une irréductible unité ? Les oppositions économico-politiques priment-elle sur les différences culturelles, linguistiques ou ethniques du point de vue de l’explication historique ?

     D. C. : La dualité maritime-continental est très forte, à l’intérieur des civilisations, et suivant leur géographie l’un ou l’autre l’a emporté plus souvent au cours des siècles. La technologie moderne tend à atténuer ces différences, mais elles demeurent. Par exemple, au XXIe siècle, la



(3) Voir S.Huntington, Le Choc des civilisations (1996), Paris, O.Jacob, 2000.



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Chine côtière se développe et s’enrichit bien plus vite que la Chine de l’intérieur.
     Je dirais plutôt que la remontée en puissance de la Chine et de l’Inde se fait via les régions maritimes, mais qu’il n’y a pas vraiment de divorce entre zones maritimes et zones terriennes. Les premières mènent la danse, les secondes suivent tant bien que mal, en ronchonnant et en jalousant, mais suivent. Il n’y a pas opposition au sens violent du terme. De la même façon que toute ville a toujours possédé des quartiers riches et des quartiers pauvres sans cesser d’être une seule ville. Même si la Chine éclate, politiquement, en plusieurs Etats rivaux, chacun de ces Etats pourra très bien contenir des provinces maritimes et des provinces continentales.
     Il y n’a pas plus de choc des civilisations au XXIe siècle qu’au XIe-XVIe (quasi-destruction de l’Inde par les Musulmans turcs) ou XVe-XVIe (destruction de l’Amérique précolombienne par les Chrétiens espagnols, destruction des Balkans chrétiens par les Turcs) ou au XIXe siècle (l’Extrême-Orient subjuguée par l’Europe), mais les Occidentaux en ont l’impression… Ils en ont l’impression parce que ces chocs sont devenus plus douloureux pour eux ; ils n’ont plus aussi facilement le dessus [qu'au cours des derniers siècles]. Les « autres » vivent de plus en plus leur vie, imposant leurs conceptions dans les cénacles internationaux, n’écoutant plus autant les conseils des Occidentaux. L’Asie orientale parvient même à dépasser économiquement le monde occidental. C’est cette remontée en puissance des autres civilisations/régions qui est vécue comme un choc par l’Occident, trop longtemps habitué à dominer le monde sans partage…

     V. C. : S’il est difficile de résumer en quelques mots votre théorie sur l’évolution des civilisations, il faut néanmoins s’y risquer pour que le lecteur comprenne vos hypothèses fondamentales. Vous soutenez que le progrès économique, technique, industriel et scientifique est déterminé par la concurrence entre des sociétés distinctes : la « division politique stable » permettant la stimulation économique et intellectuelle. Cette rivalité dans la stabilité est elle-même conditionnée ou facilitée par des conditions géographiques (la « thalassographie articulée »). Plus de quinze ans après la parution du Secret de l’Occident, diriez-vous que votre thèse a été comprise et qu’elle a convaincu ? Les discussions scientifiques auxquelles elle a donné lieu vous ont-elles invité à la corriger sur tel ou tel point ?

     D. C. : On peut résumer très brièvement ma théorie en disant que la condition nécessaire et suffisante au progrès scientifique et technique est


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l’essor économique et la division politique stable, c’est-à-dire la présence de plusieurs Etats rivaux et durables. Au cours du IIe millénaire, cette configuration favorable a existé plus longtemps en Europe occidentale que partout ailleurs dans le monde − c’est ce qui explique que cette région ait été le plus grand centre d’avancées techniques et scientifiques. Cet avantage a découlé de façon probabiliste de son profil littoral, sa « thalassographie » très articulées, dans la moitié ouest du continent, qui lui donnait plus de chances à long terme de bénéficier d’un grand dynamisme commercial et d’une répartition en plusieurs Etats stables.
     A votre question sur la réception de ma théorie, je ne peux nier un certain succès ; de nombreux professeurs l’ont intégrée à leurs cours ; j’ai eu des articles élogieux dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique du Nord, dans le monde arabe, en Inde et en Chine… – des articles que l’on pourra consulter sur mon site www.riseofthewest.net.
     Nonobstant ces succès tout à fait réels, la diffusion ne se passe pas aussi bien qu’un auteur enthousiaste aurait pu l’espérer. Ma théorie reste inconnue de nombreux académiciens actifs dans ces sujets dans le monde, et parmi ceux qui la connaissent, certains la rejettent – sans guère pouvoir la réfuter – les uns par préférence idéologique (on peut vouloir croire à l’hypothèse religieuse, par exemple), les autres par conservatisme ou par préférence pour la facilité… En effet, l’histoire des quatre grandes civilisations est un océan sans fin ; il faut vouloir s’y plonger pour saisir à quel point les autres hypothèses ne tiennent pas la route, et à quel point une théorie politico-économique, comme la mienne, est indispensable. Mais bien sûr une certaine inertie est inévitable. Il faut du temps à chaque nouvelle théorie pour s’imposer.
     Plus spécifiquement, j’ai rencontré trois obstacles inattendus. D’abord mon approche s’est révélée beaucoup plus novatrice que je ne pensais. Il me semblait, en publiant le Secret de l’Occident, en 1997, enfoncer une porte pratiquement ouverte. Je ne faisais qu’assembler les pièces du puzzle – les pièces étant les travaux des Braudel, Baechler, Delort, Le Goff, Gernet, Needham, E. Weber et consort, autorités largement reconnues. Le puzzle terminé ne pourrait donc poser aucun problème d’acceptation. En fait, à ma grande surprise, j’apportais pour beaucoup d’académiciens une vision très innovatrice et audacieuse. La scène étant encore nettement dominée par les hypothèses religieuses et culturelles, au sens large, cherchant les explications dans les façons de penser, les croyances et les mentalités. Le Secret de l’Occident ne propose donc rien de moins qu’un changement de paradigme.


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     Un autre frein à la diffusion de ma théorie s’est révélée être son non-alignement sur les intérêts d’un groupement puissant, une institution, un parti politique (elle satisfait partiellement tout le monde, mais contrarie aussi un peu tout le monde…) et qu’elle ne peut donc compter sur aucun allié naturel, contrairement par exemple à l’hypothèse chrétienne.
     Finalement, le dernier problème, peut-être le plus important, est qu’aucune traduction n’a encore été faite du Secret de l’Occident en anglais, malgré tous mes efforts. Or, à notre époque, aussi bien pour être lu partout dans le monde que pour être adoubé par le monde académique américain (condition nécessaire pour faire passer un nouveau paradigme), une version anglaise est indispensable. C’est seulement une question de temps, cette traduction se fera, j’en suis convaincu, même si l’attente me paraît longue... A long terme, je n’ai aucun doute que ma théorie deviendra un élément de base de toute histoire des sciences, de l’économie et des civilisations. Je formule également le vœu qu’elle inspire de nombreux travaux de recherches créatifs et variés, dans les siècles à venir. Je souhaite aussi qu’elle serve à d’autres penseurs, dans un lointain avenir, à aller plus loin ; de cette façon, ma théorie deviendra un « étage » de la grande « tour » de la connaissance, qui est, comme nous le savons, comme nous le devinons, potentiellement infinie.
     Pendant les seize ans écoulés depuis la parution du Secret de l’Occident, de nombreux et passionnants débats ont eu lieu dans divers cercles académiques. De nombreuses critiques ont été faites, j’ai même reçu des suggestions très valables pour affiner ou pousser plus loin l’analyse, mais aucune erreur majeure n'a ètè dècouverte ; il n’y a eu besoin de « corriger » d’aspect essentiel.
     Par exemple, on m’a demandé de devenir plus quantitatif dans la définition de l’essor économique et de la division politique stable, pour permettre une sorte de « mesure » de la réalisation de ces deux facteurs. Voilà un programme vaste et prometteur en effet. Je me suis livré à un premier pas dans cette direction, aussi loin que permettaient les sources, au colloque de Cerisy de 2008 sur les philosophies de l’histoire (4).
     On m’a fait remarquer que l’appartenance à un système d’Etats restait en partie libre, de mon propre aveu (par exemple l’Espagne s’isolant après le XVIIe siècle et s’enfonçant dans l’arriération), ce qui contredisait un peu le côté mécanique de la théorie, la géographie dictant apparemment la formation des systèmes d’Etats… Il y a là effectivement un point très



(4) Colloque "Histoire universelle et philosophie de l'Histoire", du 1er au 8 sept 2008. L'intervention de David Cosandey avait pour intitulé "La théorie du système d'Etats stable et prospère : une philosophie de l'histoire réussie?".



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subtil, l’étage thalassographique restant non-déterministe (5). La géographie donnait beaucoup plus de chances à l’Espagne de s’intégrer à un système d’Etats européen, mais pas la certitude. Dans l’histoire humaine, toute théorie reste dans une certaine mesure, exposée aux caprices, aux aléas des principaux acteurs, humains, sur le court terme en tout cas. Plus on agrandit l’échelle, plus on étudie l’histoire pluriséculaire, et plus les probabilités l’emportent, par la loi des grands nombres.
     J’ai dû aussi préciser que la possibilité de constituer des systèmes d’Etats enjambant les civilisations est peu probable a priori parce qu’il n’y a pas de vraie rivalité de prestige entre princes de civilisations différentes, mais seulement des guerres inexpiables ou un mépris froid (l’empire byzantin totalement coupé du monde arabo-musulman, Rome et Carthage, entre autres exemples) mais pas complètement exclue. Elle reste possible (comme dans le cas du Japon gagnant son appartenance au système d’Etats européen entre 1905 et 1914), bien que beaucoup plus rare et malaisée.
     Un autre point que les critiques ont relevé est ma division du monde en quatre régions principales, correspondant aux quatre grandes civilisations : Europe, Moyen-Orient, Inde, Chine. En fait, ma théorie s’applique en principe à tout « système isolé » de taille suffisante. Seulement, un système complètement isolé n’existe pas ; la civilisation représente seulement l’ensemble qui se rapproche le plus d’un tel idéal, durant le IIe millénaire. A l’époque actuelle, le seul système isolé existant est clairement le monde entier.

     V. C. : Vous n’êtes pas philosophe de formation, et vos travaux ne portent pas directement sur l’histoire de la philosophie. Pensez-vous néanmoins que la façon dont vous comprenez l’histoire des sciences puisse éclairer l’histoire de la philosophie ? Votre doctrine du progrès et du déclin de la pensée scientifique peut-elle fournir des éléments pour penser quelque chose comme un “progrès” et un “déclin” de la pensée philosophique ?

     D. C. : Tout à fait, j’en suis convaincu. Ma théorie explique certainement aussi les progrès dans la pensée et l’art en général. Ce sera, je l'espère, l’objet d’un prochain livre ! Pour le moment, faute de temps, je n’ai m'occuper de pu le démontrer concrètement, mais tous les mécanismes sociaux, économiques, politiques, conduisant au succès d’une philosophie créative et de philosophes créatifs sont à mon avis les mêmes que ceux



(5) Voir D.Cosandey, Le Secret de l'Occident, op cit, p.573.



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conduisant au succès de savants créatifs. De surcroît, les deux catégories, philosophie et science, ne sont pas et n’ont jamais été complètement séparées. Il y a toujours une dimension scientifique à la philosophie et une dimension philosophique à la science.

     V. C. : Votre théorie comporte un avantage rare parmi les théories historiques : elle est (ou pourrait être) prédictive. Elle prend ainsi le risque de ce que Popper appelait la « falsification » – en quoi elle se présente bel et bien comme une théorie « scientifique ». Pourriez-vous rappeler les anticipations que vous faisiez lors de la rédaction du Secret de l’Occident, et les évaluer par rapport à la situation géopolitique mondiale d’aujourd’hui ?

     D. C. : Vous avez raison, ma théorie s’expose à la « contrepreuve », pour reprendre un terme anglais. Elle pourrait être prouvée fausse, le cas échéant, contrairement à la plupart des hypothèses culturelles, qui résistent toujours (élastiquement et par construction) à toute contradiction – et sont donc antiscientifiques.
     J’ai fait la prédiction que si une partie du monde au moins restait stablement divisée tout en jouissant d’un niveau économique suffisant, alors la science progresserait. A l’inverse, une unification politique totale du monde représenterait la fin du progrès scientifique. Aujourd’hui, avec le bloc nord-américain, le bloc ouest-européen, la Chine, le Japon, l’Inde, et leur plus petits camarades russe, iranien, israélien, coréen, singapourien, taïwanais (tous affichant un PIB total et/ou par habitant élevé), nous sommes en face d’un ensemble d’États plutôt stable et prospère. Comme prévu, la science progresse magnifiquement, les blocs concurrents faisant avancer l’astronomie (télescopes géants), les biotechnologies (cellules souches), la physique des particules, la chimie des composés du carbone, pour n’en citer que quelques-uns. Sans parler des progrès techniques, dans les énergies renouvelables, les voitures, les téléphones intelligents, les ordinateurs, les nanotechnologies, etc.
     L’empire chinois triomphant économiquement, et en très forte rivalité avec le Japon, l’Inde et les USA, est un véritable cas d’école : fusées orbitales, sondes sur la lune, grands observatoires radio, et optiques, gigantesques laboratoires biotechnologiques. Vous pouvez vous attendre à de très grandes découvertes en Extrême Orient aux XXIe et XXIIe siècles. Pékin, enrichi et en compétition intense avec ses voisins, dépense sans compter pour en remontrer au reste du monde. En face, Tokyo dépense et encourage fièvreusement la recherche aussi : déjà les Japonais sont les premiers à


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avoir réussi à créer des cellules humaines pluripotentes. L’Inde met les bouchées doubles pour rattraper son retard sur la Chine.

     V. C. : En 2011, vous publiiez un article dans Le Philosophoire (6), dans lequel vous jetiez un regard assez sombre sur la situation de l’Occident aux plans économiques, démographiques et techno-scientifiques – au regard des performances de l'Extrême-Orient. Mais vous indiquiez aussi qu’il n’y avait dans ce « déclin relatif » aucune fatalité, et qu’il appartenait aux Occidentaux de redresser la barre. Pensez-vous qu’ils aient pris conscience des dangers que vous pointiez (notamment démographiques, dont nous n’avons pas encore parlé, quoiqu’il y ait là un des sujets qui vous préoccupent le plus) ? Pourriez-vous donnez quelques idées de réformes en vue d’enrayer ce qui ressemble de plus en plus à un « déclin » ?

     D. C. : Je ne pense pas qu’une prise de conscience sérieuse ait eu lieu depuis 2011, mais l’histoire des civilisations s’écrit en siècles ; trois ans, c’est très court...
     Notre problème majeur reste notre hiver démographique. La France est devenue bien plus petite que le Maghreb (80 millions d’habitants) et l’Indochine (120 millions d’habitants), autrefois des colonies marginales ; l’Espagne (50 millions) ne fait plus guère le poids face aux Philippines (100 millions) ou au Mexique (120 millions).
     Certes, pour le moment, les nations européennes peuvent encore compenser leur poids plume démographique par un grand différentiel technologique et donc un PIB par habitant très supérieur ; mais cela ne durera pas éternellement. Sans s’en rendre compte, les pays occidentaux glissent vers la marginalité et l’insignifiance. Comme je l’explique dans La Faillite coupable des retraites (2003), cet affaissement démographique a comme cause principale une petite erreur de calcul commise par les fondateurs… de nos systèmes de retraites. Lesquels défavorisent systématiquement les parents. Et poussent ainsi leurs affiliés à restreindre leur progéniture. L’avantage de cette petite erreur, involontaire, c’est qu’elle sera facile à corriger, dès que nous le voudrons.
     Il n’y a aucun sens de l’histoire, aucune fatalité. Les marxistes avaient raison en reconnaissant que « l’infrastructure détermine la superstructure » (ce sont les conditions matérielles extérieures qui prédéterminent les progrès de la pensée), mais ils avaient tort en croyant à un sens particulier, prédestiné, du cours des événements.


(6) D.Cosandey: "Et aujourd'hui, sommes-nous en progrès ou en déclin?", Le Philosophoire 36, "Progrès et Déclin", Automne 2011,


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     Nous sommes toujours maîtres de notre destin. Notre déclin relatif actuel, qui provient essentiellement de notre recul démographique et des errances de notre politique industrielle et commerciale, continuera – et se muera peut-être même en déclin absolu – aussi longtemps que nous le voudrons. On peut d’ailleurs déjà parler de déclin absolu pour l’Espagne et la Grèce, les nations qui ont mis en place les systèmes de retraites les plus biaisés, et les politiques commerciales les plus insensées, et donc qui souffrent de la plus faible natalité et des plus anémiques économies.
     Patience, donc ! Nous sommes toujours maîtres de notre destin. Aussitôt que nous le voudrons, nous redémarrerons et nous inverserons la courbe du déclin ; si nous voulons persévérer, nous rattraperons même nos concurrents d’Extrême-Orient, qui seront, dans l’intervalle, passés loin devant nous. Notre avenir est entre nos mains.

     V. C. : Merci, David Cosandey, pour cet entretien.



Created: 15 Mar 2015 – Last modified: 05 Feb 2017