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Un interview de moi, et une mention de mon livre Le Secret de l'Occident (2007),
parus en septembre 2008 dans le supplément "Les Grands Dossiers" du magazine français
"Sciences
Humaines", signée Laurent Testot. (Raccourci).
(Laurent Testot: "Comprendre l'hégémonie européenne", Les Grands Dossiers de Sciences Humaines, no12, Article général (p.4-10) (cette page). Version PDF (0.8Mb). Source. Interview (p.11-14). Pages JPG. Source. Copie de sûreté des versions internet: |
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Grands Dossiers N° 12
septembre - octobre - novembre 2008 "L'ascension de l'Occident. Un débat historique" |
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Comprendre
l'hégémonie occidentale L’Europe, petite péninsule excentrée de l’immense continent eurasiatique, a dominé politiquement, économiquement et militairement le monde, du XVe au XXe siècle. Ce fait tient-il du hasard, de la prédestination ou de raisons objectives ? De nombreux auteurs se sont penchés sur cette énigme… Le 19 novembre 1835, les quelque 2 000 Morioris qui peuplaient les îles Chatham furent impitoyablement massacrés par 500 envahisseurs armés de fusils. Ils ne purent opposer aucune résistance et, selon les termes d’un des survivants, « furent égorgés comme des moutons ». On aurait pu croire que les agresseurs, des Maoris venus de Nouvelle-Zélande, à 800 km à l’ouest, et débarquant dans un archipel peuplé par des gens de même origine ethnique, auraient pu adopter un autre comportement. Vers l’an 1000 de notre ère, les peuplades polynésiennes, alors en expansion dans tout le Pacifique, atteignaient et colonisaient la Nouvelle-Zélande. Un siècle plus tard, elles faisaient de même avec les îles Chatham. Mais cet archipel froid et isolé n’offrait qu’un environnement désertique, sans espèces animales ou végétales domesticables. Ces explorateurs durent abandonner la culture des plantes tropicales qui fondait leur civilisation, et se rabattre sur les poissons, les œufs et les coquillages, limitant leur population par l’infanticide si besoin. À défaut de surplus agricole et d’une population suffisante, la division du travail ne put émerger. Par suite de leur isolement, ils restèrent à l’écart des innovations technologiques et connurent même une régression en la matière, ne pouvant plus construire, faute d’arbres, les pirogues qui avaient assuré les voyages de leurs ancêtres. Les bienfaits de la nature Cet épisode est une des nombreuses « anecdotes » qui émaillent De l’Inégalité parmi les sociétés, un livre du biologiste californien Jared Diamond. Il illustre bien son propos : la nature distribue inégalement ses bienfaits. Ce qui explique les différences entre sociétés ne saurait donc être une prétendue supériorité raciale ni le hasard voulu par la Providence, mais bien plutôt : 1) les ressources offertes par le milieu où se développe telle ou telle société ; et 2) l’usage qu’elle a su ou pu en faire.
On peut accepter les thèses de J. Diamond, ou les nier au motif
qu’elles seraient trop brutales ou trop déterministes. Ce serait
facile si aucun auteur n’avait abondé dans son sens. Hélas,
le monde des livres anglo-saxons s’est montré friand, depuis
des décennies, de ce type de grande fresque historique prétendant
apporter des réponses à de très vastes questionnements.
À cet égard, aucun autre champ de spéculation n’a été
plus exploité que celui qui entend répondre à
la question : pourquoi l’Europe a-t-elle imposé son
hégémonie sur le monde, du XVIe au XXe siècle ?
Cette thématique n’est certes pas nouvelle. Elle nourrissait
déjà la réflexion d’un En 1963, l’historien
canadien William H. McNeill publiait The Rise of the West
(encadré p. 7),
initiant ainsi toute une littérature qui entendait répondre à
la question du « miracle européen »,
une expression popularisée un peu plus tard par l’économiste britannique Eric L. Jones. Soulignons d’emblée que la période des réponses monocausales est désormais close (à de rares exceptions près). À un phénomène aussi massif, complexe et durable que l’hégémonie occidentale, il semble hors de question de trouver une seule cause. Nous allons survoler les différentes hypothèses, issues de multiples courants disciplinaires, en gardant en mémoire que loin d’être exclusives les unes des autres, elles sont avant tout complémentaires. L’exercice ultime, susceptible de nourrir la réflexion des prochaines décennies, consisterait à déterminer leurs importances respectives et à étudier en quoi ces diverses causes ont pu conjuguer leurs dynamiques.
Rappelons d’abord que nul contemporain n’aurait parié un kopeck,
au XVe siècle, sur la domination européenne qui allait marquer
le demi-millénaire suivant : l’hyperpuissance de
l’époque était la Chine, et certains ensembles de civilisations
(Inde, monde arabo-musulman) étaient technologiquement et économiquement
plus avancés que l’Occident. La grande question reste de savoir
quand l’Europe a été en mesure de dépasser ses concurrents,
et pourquoi elle y est arrivée.
4) Le programme biblique va ensuite être orienté vers la production d’une « nouvelle vision du monde » par la réforme grégorienne. P. Nemo préfère appeler cette dernière, à la suite de l’historien américain Harold J. Berman, la « réforme papale », dans la mesure où cette politique fut certes mise en œuvre par Grégoire VII, pape de 1073 à 1085, mais aussi par ses prédécesseurs et successeurs. Celle-ci modifie les structures ecclésiales, et par ricochet la connaissance, les valeurs et les institutions de la société européenne dans son ensemble. L’Église limite la violence entre seigneurs (la paix de Dieu), la canalise (croisades), donne dans l’assistance sociale (ordres mendiants), relance l’application du droit romain et l’universalise… Par extension naîtront les États centralisés aux prérogatives de plus en plus étendues, qui auront plus tard vocation à s’affranchir des liens religieux par la sécularisation. De telles considérations sont à compléter d’analyses plus économiques, telle celle de l’Américain Douglass C. North, qui considère que l’essentiel du succès de l’Occident réside dans le développement, que cet auteur fait remonter dès le xie siècle, d’un droit de la propriété privée. Celui-ci va permettre de dégager des surplus puis de les réinvestir dans la recherche continue et croissante de nouveaux marchés. 5) Les insurrections huguenotes du XVIe siècle, la guerre de libération néerlandaise contre les Espagnols (1581-1648), les deux révolutions anglaises (1642 et 1688), la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), la Révolution française (1789-1792), sans compter les révoltes en Pologne, Allemagne, Italie, puis au XVIIIe siècle dans toutes les Amériques… Ces événements vont « créer les institutions démocratiques et libérales de nos pays occidentaux modernes, assène P. Nemo, qui énumère alors : la démocratie représentative, le suffrage universel, individuel, libre et secret, la séparation des pouvoirs, une justice indépendante, une administration neutre, les mécanismes de protection des droits de l’homme, la tolérance religieuse, la liberté de la recherche scientifique, les libertés académiques, la liberté de la presse, la liberté d’entreprendre et la liberté du travail, la protection de la propriété privée matérielle ou immatérielle et le respect des contrats. » Du facteur militaire au facteur technologique… La réponse de certains polémologues semble tomber sous le sens commun : « Nous (les Occidentaux) sommes les meilleurs tueurs. » Tel est le diagnostic de Victor D. Hanson dans Carnage et culture. Il estime ainsi que la guerre moderne est née dans la Grèce antique. Le secret de l’Occident serait, pour cet auteur, l’élaboration d’armées qui soient de formidables machines à tuer. Cela découlerait de « la pratique du gouvernement, de l’économie, de la science, du droit, de la religion… », qui entraînerait une capacité à se battre, acquise par des Européens dans des nations en conflit permanent, supérieure à celle des sujets d’empires despotiques, aux armées multiethniques peu cohésives. Appliquée au choc qui oppose les troupes du conquistador Hernán Córtez aux armées aztèques, son analyse semble prendre tout son relief. Avec quelques centaines d’hommes, n’hésitant pas à massacrer à tour de bras, le chef de guerre espagnol va mettre à genou un empire comptant plusieurs millions de sujets. Mais on assiste aussi à une conjonction d’autres facteurs qui vont décupler l’efficacité militaire occidentale : l’habile jeu diplomatique mené par Córtez, qui va s’allier à des rebelles las du joug aztèque ; les épidémies, qui vont ravager toutes les Amériques (jusqu’ici tenues isolées des brassages génétiques et microbiens qui étaient monnaie courante en Eurasie) et détruire, estime-t-on, de 80 à 90 % des Amérindiens, anéantissant ce faisant le tissu même de ces sociétés ; et enfin les attentes eschatologiques des Aztèques, qui ont pu voir en ces hommes blancs venus ravager leur pays les exécuteurs de prophéties apocalyptiques. Cette hypothèse de la supériorité militaire, comme le fait remarquer l’historien britannique Christopher A. Bayly dans La Naissance du monde moderne, n’est que tardivement confirmée par les faits. Si les Européens disposent d’une supériorité technologique
au XVIe siècle grâce aux armes à feu, elle ne constitue
pour autant qu’un avantage mineur. Les Portugais tentent ainsi
d’ouvrir une voie maritime vers l’Asie. Ils contournent rapidement
l’Afrique, établissant des comptoirs côtiers sans s’enfoncer à l’intérieur des terres, et traversent l’océan Indien avant de buter sur un obstacle. Les puissantes cités-États marchandes indiennes leur opposent une résistance, traitant d’égal à égal avec les nouveaux venus et disposant d’armées en mesure de tenir en échec les petits escadrons arrivés sur leurs côtes. Arrivés au Japon, ces mêmes Portugais ont la surprise de voir que les indigènes, en moins de trois décennies, arrivent à copier leurs armes à feu. L’avantage technologique européen
est donc très relatif. Il ne deviendra crucial qu’aux
XVIIIe et XIXe siècles, moment où l’Europe conquiert
vraiment la planète entière, en étant en mesure de
coloniser l’Afrique, l’Inde et l’Asie du Sud-Est –
seuls l’Éthiopie, la Thaïlande et quelques États himalayens
échappent au joug colonial –, avant de forcer sous
la menace de quelques canonnières la Chine et le Japon à ouvrir
leurs frontières. Le fait est d’autant plus stupéfiant
que la Chine représentait, au début du XVIIIe siècle,
un colosse comptant pour plus du tiers de la population mondiale.
Pour sa part, l’historien David S. Landes, dans Richesse et pauvreté
des nations, voit dans les valeurs, c’est-à-dire la qualité
des cultures nationales et de leurs institutions publiques, la source des
inégalités qui séparent aujourd’hui l’Occident
(ou plutôt le Nord) et le reste du monde. De toutes les sociétés,
estime D. S. Landes, seules celles d’Occident seront capables
d’exploiter avec une efficacité optimale les opportunités
de la technologie pour développer l’économie et la société.
Par des voies de raisonnement différentes, sa conclusion rejoint
celle de l’essayiste David Cosandey
(entretien p. 11),
qui estime dans Le Secret de l’Occident que
l’Europe, géographiquement morcelée, va fournir
un environnement propice à
l’émergence d’États stables en rivalité
constante, contexte encourageant l’innovation technologique.
Les auteurs récents, ayant renoncé à
une explication monocausale du triomphe de l’Occident,
soulignent néanmoins que ce qui semble distinguer,
dans l’histoire de ces cinq derniers siècles,
l’Occident (Europe occidentale dès le XVIe, incluant
Amérique du Nord et Japon à partir du XIXe siècle),
est le « progrès », ou à
tout le moins un rapport idéologique particulier au changement.
En témoignent de nombreux livres, qui invoquent des combinaisons
multiples de raisons…
Certains auteurs soulignent des processus originaux.
Philippe Richardot, auteur de Le
Modèle occidental, récapitule de multiples facteurs avant
d’estimer que c’est grâce à sa faculté
d’inventer sans cesse et sans entrave que l’Europe
a pu s’imposer. Il n’est à cet égard
pas très loin des analyses de l’historien roumain
Lucian Boia qui, dans L’Occident. Une interprétation
historique, diagnostique que l’Europe avait
pour principal atout de privilégier le changement. Il ajoute
que sa dynamique résultait des tensions nées de
ses contradictions, par exemple lorsqu’elle défendait
l’application universelle des droits de l’homme et
colonisait le reste du monde. Ou de l’économiste et
historien Joel Mokyr qui, dans The Gifts of Athena,
soutient que l’expansion
des connaissances constitue le moteur principal du
développement économique, le savoir permettant de multiplier
les « leviers » à même
d’améliorer le quotidien des sociétés.
Son analyse est à rapprocher de celle du sociologue et historien Jean Baechler, pour lequel l’Occident, en inventant le capitalisme, a initié un processus de changement économique majeur. Ce qui résulte pour lui d’une anomalie dans l’évolution des sociétés, qu’il estime devoir suivre des complexifications croissantes, de la cité à l’État puis à l’empire. L’Europe ferait exception en ce qu’elle n’aurait pas connu l’évolution impériale, explorant d’autres voies qui allaient aboutir à la création de la modernité scientifique. Pour autant, une ligne de fracture sépare aujourd’hui les chercheurs étudiant les raisons de l’expansion européenne dans une perspective d’histoire économique. Le courant du miracle européen voit dans l’expansion espagnole et portugaise, à partir du xvie siècle, le début de cette hégémonie. Le courant de la grande divergence (le terme est de l’historien états-unien Kenneth Pomeranz) estime que ce n’est qu’au xviiie siècle que l’Europe est réellement en mesure de s’imposer à l’échelle mondiale, par le biais de la première mondialisation. Celle-ci se nourrit de trois phénomènes concomitants : la révolution industrielle,
la colonisation et la transition démographique.
Comme le montre l’économiste Patrick Verley dans
L’Échelle du monde, la révolution industrielle
permet à la Grande-Bretagne, dès les années 1750,
de multiplier la productivité de sa main-d’œuvre
grâce à l’usage du charbon et des machines
à vapeur. K. Pomeranz, dans The Great Divergence,
souligne que la mécanisation des industries européennes
peut se faire sans altérer l’environnement,
puisqu’elle épargne les forêts et prélève
le charbon dont l’Angleterre, l’Allemagne ou la France,
par un heureux hasard géologique, sont richement pourvues.
L’Angleterre, qui amorce ce processus, contrôle également
de vastes étendues dans le monde, dont l’agriculture
peut nourrir sa population. Ce pays se trouve ainsi idéalement
placé pour bénéficier de ces échanges
inégaux : aux périphéries la production
agricole et de matières premières, faiblement
rémunérée ; au cœur de l’empire
l’industrie à forte valeur ajoutée. Produisant
de grands volumes de coton en Inde, les Britanniques sont en mesure
de produire d’énormes quantités de vêtements
en coton et de les vendre, enclenchant un cycle vertueux de croissance.
Autres dimensions, autres conséquences. Le coton aussi participe
d’un processus d’ensemble. Il irrite bien moins que les
tissus (laine, lin…) des vêtements antérieurs,
ce qui amène les gens à ne plus se gratter les parties
intimes et diminue la fréquence des maladies. Simultanément,
les savants occidentaux théorisent la propagation des maladies,
appellent les gens à se laver les mains… On assiste
à une chute spectaculaire de la mortalité infantile
et périnatale, qui n’est qu’un des aspects de
la transition démographique que va connaître l’Europe
dès les années 1830 : l’espérance de vie double en moins d’un siècle, alors que les naissances restent constantes, ce qui entraîne une explosion démographique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, souligne Gregory Clark dans A Farewell to Alms, une population acquiert la possibilité de s’extraire du « piège malthusien » qui avait régulé jusqu’ici toutes les sociétés du monde, équilibrant les ressources et la natalité.La population européenne quadruple et peut alors nourrir la colonisation (pour une faible part), et surtout la montée en puissance des États-Unis, qui vont absorber une énorme quantité de migrants dont le déplacement est rendu possible par l’installation de lignes maritimes empruntées par des paquebots propulsés à la vapeur. La révolution démographique entraîne ensuite, avec la montée du niveau de vie et d’éducation des populations, un contrôle des naissances et donc un ralentissement de l’explosion démographique. Comme le notent Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le Rendez-vous des civilisations, l’Europe amorce cette phase dès le début du XXe siècle, suivie plus tardivement par l’Asie et les Amériques, avant d’affecter l’Afrique aujourd’hui. D’autres causes, telle la pratique de l’esclavage à grande échelle de l’Afrique noire vers les Amériques pour produire sucre, café et coton, ont été avancées. Nul doute qu’elles ont joué leur rôle. Le sucre, consommé en masse en Europe à partir du XIXe siècle, participe par exemple d’une
diversification de la nourriture qui a contribué, à
une échelle qui reste à mesurer, au développement.
Mais de nombreux auteurs se retrouvent aujourd’hui dans les propos
que tenaient Nathan Rosenberg et Luther E. Birdzell dans Comment
l’Occident s’est enrichi, qui estimaient que
l’abandon du contrôle de la société
par les pouvoirs politiques et religieux a permis
l’émergence d’une sphère économique
autonome, aboutissant au règne du capitalisme.
Ce dernier demeure, pour beaucoup d’auteurs la marque de
fabrique ultime de l’occidentalisation du monde.
Capitalisme, révolution industrielle, croissance urbaine,
liberté politique, savoir-faire militaire, changements
démographiques, environnement naturel…
De nombreux éléments se sont réciproquement
renforcés et ont nourri l’innovation économique
et technologique de l’Occident. D. Cosandey évoquait
une « formule magique » susceptible d’expliquer
le miracle européen. La majorité des ingrédients
ont sûrement été énumérés.
Reste à trouver le dosage exact.
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Créé: 01 sep 2010 Derniers changements: 01 sep 2010
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