Résumé
Cet article résume la longue évolution (institutionnelle) des universités
et vise à identifier les modèles clés (idéaux-types) apparus au cours
de l’histoire et les motivations implicites de ses acteurs.
L’auteur évoque d’abord l’université comme corporation médiévale,
analyse ensuite sa lente reprise en mains par l’Etat,
puis son déclin, jusqu’à l’émergence d’un nouveau modèle ouvert
à vocation scientifique. Le modèle Humboldtien, qui est apparu
au début du 19ème siècle, peut être considéré comme la synthèse
des mutations principales de l’institution académique
observées jusque-là.
Après sa diffusion à travers le monde et son incontestable succès,
son existence sera marquée, après la deuxième guerre mondiale,
par l’expansion massive de l’enseignement supérieur
et par des pressions économiques de plus en plus fortes.
Le mouvement actuel de réformes académiques, bien qu’inévitable,
marque une profonde rupture avec les développements antérieurs.
Officiellement rendues autonomes, les institutions académiques
sont devenues les outils de politiques économiques et sociales
issues de l’extérieur, avec des répercussions claires (et négatives)
sur la motivation de, à tout le moins, la partie de l’ancienne génération
des académiques qui a gardé la foi en l’ancienne ethos Humboldtienne.
Introduction
1 Cet article a pour but de replacer
les transformations actuelles de l’université (1)
dans une perspective historique longue pour mieux comprendre
le sens des développements actuels. Nous couvrirons près
de mille ans d’histoire avec les simplifications
qu’impose ce genre d’exercice. L’objectif est ici d’utiliser
l’histoire pour dégager les principaux modèles d’université,
c’est-à-dire les différents types d’organisation académique
qui ont pu apparaître et se succéder. En parallèle,
nous identifierons le type de motivations que ces divers modèles
présupposent chez les acteurs de terrain, au premier rang
desquels les professeurs et chercheurs.
L’université sera examinée successivement comme corporation médiévale,
avec en parallèle le modèle de recherche « secrète »,
découplée de l’université, avant l’émergence
aux Temps Modernes d’une « science ouverte »
(Paul David, 1998) où les résultats de recherche sont
débattus publiquement et où les savants se battent
pour la notoriété et le prestige.
Nous reviendrons sur l’institutionnalisation de ce processus
et la capture par l’Etat de ces sociétés savantes
au 18ème siècle et simultanément, le développement
d’Ecoles à vocation utilitaire. Puis nous évoquerons
le déclin de l’université conséquent à ces développements
et son sauvetage par l’invention du «modèle humboldtien»,
au début du 19ème siècle en Prusse.
Ce dernier tente d’unifier enseignement et recherche
dans le cadre d’universités financées par l’Etat
et protégées des exigences de court-terme, de productivité
et de rentabilité. Nous soulignerons le type d’acteur
et de motivation qu’il présuppose: des professeurs mus
par la quête du savoir et de la vérité, bref par une réelle vocation,
donc une motivation «interne» qui se passe d’incitations externes.
Bien que ce modèle humboldtien n’ait pas été le seul (2),
il domine encore la représentation qu’on peut avoir de
l’université « idéale » (peut-être du seul point de vue
des professeurs). L’examen de ce modèle humboldtien
permettra de mieux comprendre comment les réformes actuelles
sont corrélées à son éclatement suite à la massification
des universités dans le cadre des économies sociales
de marché d’après-guerre, et la nature «révolutionnaire»
des réformes en cours. D’une motivation intrinsèque du professeur,
on passe à un modèle qui cherche à piloter l’université
de l’extérieur en fonction d’objectifs fixés en dehors
de celle-ci. Mutatis mutandis, au sein de celle-ci,
les autorités centrales souhaitant réaliser une stratégie
donnée désirent aussi pouvoir contrôler les acteurs
et orienter leurs comportements et leurs recherches
dans un sens désiré (et défini en dehors des préférences de ces acteurs).
On passe ainsi vers un modèle qui suppose une motivation
«extrinsèque», en vue d’un contrôle par le haut.
Deux types de motivations (et parallèlement de pilotage des acteurs)
sont mis en avant : celui du marché (3) ou celui du dirigisme.
Nous essaierons de voir comment ces modèles
peuvent receler une série d’effets pervers,
notamment en termes d’innovation mais aussi de motivation.
I. La naissance des universités au Moyen Âge : l’université comme corporation
2 Les premières universités (4)
apparaissent au Moyen Âge à partir du 11ème siècle (5).
Le lien avec l’Eglise est clair : c’est dans les écoles des monastères et cathédrales qu’apparaissent au 12ème siècle des confréries de professeurs et d’élèves : Universitas Magistrorum et Scolarium (Verger, 1973 ; 1999). Elles sont organisées en Nations (les étudiants voyagent déjà …) et hiérarchisées selon les grades académiques (baccalauréat, licence, maîtrise et plus tard doctorat). Elles s’autogèrent et ont leur administration et justice propres. On notera d’emblée que cette autonomie a dû être conquise de haute lutte, sans parler de l’autonomie financière qui ne sera jamais complètement assurée. D’entrée de jeu, il est bon de rappeler (à l’ère des déclarations de la Sorbonne, 1998 et de Bologne, 1999) qu’il y a deux modèles distincts de corporations : celui de Paris, qui est une corporation de professeurs et où les étudiants sont sous leur contrôle, et celui de Bologne, dérivé d’une école de droit laïque, avec des professeurs sous le contrôle et embauchés par les étudiants. Le premier modèle a triomphé du second, mais notre époque contemporaine, avide de remettre le client-étudiant au centre, a remis le second au goût du jour.
(...)
I.5. L’université comme corporation : quelques problèmes
11 L’université tend donc au Moyen Âge vers le modèle des corporations
de métiers. Elle en constitue une, en effet, regroupant
des gens de métiers (maîtres, docteurs) et des apprentis
et rendant par ailleurs des services à la collectivité.
Contrairement à l’image de l’université «tour d’ivoire»,
son autonomie ne l’empêche pas d’exercer une fonction
professionnalisante en produisant des médecins, des théologiens
(utiles à l’Eglise) et des juristes (en droit canon ou civil),
utiles aux administrations qui émergent en relation
avec le renforcement des pouvoirs centraux. Si l’université
est un corps jaloux de son indépendance, l’autonomie financière
(sa capacité d’autofinancement) est dès le départ sujette
à problèmes. Renaut (1995) a bien circonvenu le problème:
12 «Pour la plupart des autres corporations, les membres établis
vivaient des revenus de leur métier: ils pouvaient être économiquement
indépendants des pouvoirs publics.
Rien de vraiment équivalent n’apparut pour les universitaires,
alors même que là aussi l’éventualité n’était nullement exclue
qu’il fût possible de vivre des ressources issues du métier.
Parmi les pratiques et usages dont la légitimité avait été reconnue
aux maîtres des écoles lors de la constitution de la corporation
figurait en effet la faculté de se faire payer par leurs disciples.
Sans que l’on sache de façon certaine si le fait tint
à d’autres raisons que le choix délibéré de modérer
l’ampleur de ce qui pouvait ainsi être obtenu…,
tout montre du moins que les universitaires
ne réussirent pas à se procurer sur ce mode suffisamment
de ressources matérielles pour en vivre… Il fallait une fois
la gratuité ou la quasi gratuité de l’enseignement prise
pour principe, qu’au-delà des bénéfices ecclésiastiques
auxquels ne pouvaient prétendre que les membres d’un ordre,
les revenus nécessaires à la subsistance des clercs
fussent assurés par les pouvoirs publics – ceux des villes
ou de plus en plus ceux des princes. Les maîtres devinrent donc,
sous des formes diverses, les salariés de ces pouvoirs,
lesquels, en échange, se trouvèrent légitimés à exercer
un droit de regard sur l’accès aux fonctions professorales»
(Renaut, 1995, pp. 73-74).
I.6. La question de la recherche
13 Le regard contemporain voit dans l’université
un lieu d’enseignement et de recherche.
Mais au Moyen Âge, l’université est d’abord et essentiellement
un lieu d’enseignement supérieur (studium).
Certes, la réputation de certaines universités
comme la Sorbonne tient à la réputation de ses maîtres
dans ce qu’on appellerait aujourd’hui la recherche (11).
Il est clair que l’université est un lieu de débat
où s’épanouit la méthode scolastique (12).
Cependant la liberté de recherche a des limites claires
tenant à la dépendance par rapport à l’Eglise
et du biais platonicien qui exclut de facto tout apprentissage
pratique de l’université au profit de la seule théorie.
Ce biais subsistera longtemps: même au 19ème siècle
certains auteurs y verront la raison de
la lente émergence des enseignements d’ingénierie
dans les grandes universités traditionnelles anglaises
(Fox et Guagnini, 1993).
Une part non négligeable
de la recherche au Moyen Âge s’opère de façon secrète,
soit parce qu’elle vient en aide à des marchands (secret commercial),
soit parce qu’elle explore des champs condamnés par l’Eglise (alchimie).
Pour certains auteurs, la structure même de corporation
aurait eu un impact stérilisant
sur la recherche universitaire (13).
Le modèle corporatiste aurait surtout poussé les universités
à défendre leur monopole d’enseignement (un de leurs privilèges)
et à mettre l’accent sur des dimensions de traditionalisme,
menant à l’immobilisme. Renaut (1995) note à ce propos que
l’université manqua les deux grandes phases de la modernisation
de la culture que furent la Renaissance et la Réforme
(Renaut, 1995, pp. 69-70).
•11 Pensons à Saint-Thomas d’Aquin, auteur de la Somme théologique.
•12 Selon Renaut, 1995, « méthode qui est à la fois soumission à un principe d’autorité dans la détermi (...)
•13 Certains auteurs comme David Cosandey (2007)
nuancent ce point de vue pessimiste sur l’université,
car pour lui en effet «de 1100 à 1500, on trouverait
difficilement un représentant important de la science
ou de la philosophie naturelle qui n’ait pas fait
son éducation et sa carrière dans une université»
(Cosandey, 2007, p. 199).
II. Fin du Moyen Âge : fin de l’autonomie universitaire et reprise en mains par l’Etat
14 A partir du 13ème siècle,
les privilèges universitaires ont fait l’objet de contestations
mais les souverains ont presque toujours donné raison
aux professeurs et étudiants. Les choses vont changer
à partir du 15ème siècle. On entre dans les Temps Modernes.
Les Etats centralisés se constituent peu à peu
et luttent contre tous les contre-pouvoirs (nobles féodaux
mais pas uniquement). C’est dans le cadre de ce mouvement
qu’il faut voir la volonté de reprise en mains du contrôle
des universités par les Etats. La tendance ne vise pas que l’université:
elle participe de cette volonté de réduire
les privilèges de toute nature (y compris ceux de l’Eglise)
et de les intégrer dans le « droit commun du Royaume»
(voir à ce sujet Verger, 1973, rééd. 1999, pp. 167 sqq.).
En France, on voit ainsi que lorsqu’en 1499
l’université veut faire grève, le Roi la menace de poursuites
pour crime de lèse-majesté. Dans les villes italiennes
également, on assiste à une reprise en main par les pouvoirs locaux
et à la définition d’une première ébauche de politique
universitaire (Verger, 1973, 1999, p. 169).
Dans ces cités, les bourgeois sont contents
de la présence des universités à condition qu’elles ne deviennent pas
des foyers d’agitation ni une charge trop lourde
pour les finances communales. On va voir se développer
diverses pratiques telles que garantir le recrutement
des universités locales en interdisant aux habitants
de la ville d’aller étudier ailleurs ou la prise en main du recrutement et de la rémunération des professeurs. Au 15ème siècle, il devient ainsi coutumier dans les universités d’Espagne, d’Italie et du Saint-Empire que les professeurs laïcs soient payés par les communes (sans supprimer complètement les honoraires versés par les étudiants), ces émoluments variant en fonction de la réputation du professeur et des possibilités financières de la ville (Verger, 1973, 1999, p. 170). Dès cette époque, en cas de crise des finances publiques, on peut voir des cités réduire le nombre de professeurs, voire fermer l’institution. Comme les autorités communales paient les professeurs, elles veulent aussi pouvoir les choisir. Ceci va sonner le glas du modèle dit de Bologne où les étudiants choisissaient les professeurs qu’ils payaient. On va assister, dès cette époque, à une forte formalisation des relations avec les académiques : les villes recrutent les professeurs, fixent la durée et autres clauses du contrat et vont jusqu’à préciser le programme des cours (Verger, 1973, 1999). On voit clairement se mettre en place un modèle d’université où l’Etat va jouer un rôle central et où l’académique autonome devient dépendant du pouvoir qui le paie. Jacques Le Goff dira d’ailleurs que cette évolution va marquer une transformation nette du modèle académique : de corporations autonomes, lieux relativement dynamiques d’enseignement et de recherche (au 13ème siècle), le modèle s’achemine au 15ème siècle vers des « centres de formation professionnelle au service des Etats » et étroitement contrôlés par eux (l’Etat remplaçant l’Eglise comme puissance tutélaire). Les types de motivation des acteurs devenaient ainsi peu à peu différents. De la recherche de l’autonomie et de la liberté, on évolue vers un rapport donnant-donnant avec l’Etat : ce dernier développe et entretient les universités, leur prodigue des honneurs officiels et offre des débouchés à ses diplômés. En échange, « ces universités devaient fonctionner régulièrement, seconder l’action des gouvernements, former des clercs, des juristes, des médecins compétents, ne pas devenir des foyers de désordre intellectuel, social, politique ou religieux » (Verger, 1973, rééd. 1999, p. 171). Toujours selon Verger, la résistance des académiques à ces transformations ne furent pas énormes : « à cette transformation du rôle social des universités, il faut dire que beaucoup d’universitaires adhéraient volontiers » (Verger, 1973, rééd. 1999, p. 171).
(...)
Bibliographie
(...)
Cosandey, D. (2007), Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion.
(...)