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Un article d'Emmanuel Le Roy Ladurie, disciple de Fernand Braudel, faisant allusion à mon livre Le Secret de l'Occident, édition de 1997 (raccourci), dans un article consacré au dernier livre de Fernand Braudel (publié à titre posthume). Cet article est paru dans Le Figaro Littéraire du 13 mars 1998.

Copie de la version internet: décembre 2003. Source. Version pdf.
Théorie du miracle européen

Cosandey



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La conquête de l'Ouest de Braudel


Emmanuel LE ROY LADURIE
F IGARO L ITTERAIRE – HISTOIRE
13/03/1998




On nous rebat les oreilles avec Saddam Hussein. On oublie un peu trop que ce personnage, somme toute déplaisant, "règne" sur ce qui fut le berceau de la civilisation levantine et même européenne, je veux dire la Mésopotamie l'Irak d'aujourd'hui. Braudel, pour sa part, n'oublie pas, ou du moins n'oublierait pas, s'il était encore de ce monde : la première vraie ville par lui signalée, en un monde moyen-oriental, est la très mésopotamienne Uruk, dont l'archéologie s'avère porteuse d'une des céramiques les plus anciennes de l'Asie. Uruk : des milliers d'habitants parmi lesquels des producteurs presque en série de poteries de terre faites au tour, celles-ci en contraste parfait avec d'admirables coupes et vases de pierre que les Egyptiens produisaient à la même époque, à l'aide de forets eux aussi de pierre, témoignages étonnants d'un néolithique ultime, réfugié sur les bords du Nil, qui se refusait à mourir.

Façon très braudélienne de nous rappeler, en deçà des pots et des villes, qu'il y a plusieurs invariants dans l'histoire humaine, et quasi structuraux. Certaine haute pression démographique étant donnée, il importe peu qu'on soit sur les bords du Tigre ou en Chine, aux Indes, en Afrique, au Pérou... Comme il faut bien manger, et socialiser aussi, on voit apparaître simultanément, ou peu s'en faut, l'agriculture, l'élevage, les villes, la céramique encore elle, le tissage et bientôt les premiers empires en ces diverses régions du globe souvent indépendantes les unes des autres... Sous la plume de Braudel, les conjonctures n'ont rien perdu de leur charme; ni les structures de leur éclat. Et, de ce fait, la conjoncture en ce livre est, par moments, reine.

A ce propos on se reportera au tableau chronologique du chapitre relatif aux empires du Levant : table comparative entre Egypte et Mésopotamie ; défilé de dates et de dynasties. Au vu des deux cultures susnommées, est-africaine et ouest-asiatique, notre historien met en parallèle les grandes pyramides et le royaume d'Ur, Sésostris II et Hammourabi ; Ramsès II et l'empire hittite. Dans l'intervalle de ces périodes fastes à personnages couplés, Braudel loge des espèces de petits «Moyens Ages» tristes, qui durent chacun plusieurs siècles, phases respectives de décadence et même de naufrage fût-il momentané ; parfois définitif. Soit : royautés nilotes multiples et, par ailleurs, occupation dévastatrice à Babylone ; invasions des Hyksos et raids «kassites», etc. Enfin, «plongée» progressive de l'Egypte, et destruction peu récupérable de Babylone. Il y a décidément du Spengler et du Toynbee chez mon vieux maître.

En cet ouvrage posthume, longtemps resté manuscrit, l'une des idées maîtresses, c'est la poussée vers l'ouest des vieilles civilisations, le Drang nach Westen, bref, l'équipée occidentalisante, à partir des premières conquêtes agricoles effectuées entre Euphrate et Tigre. Au point de départ de cette équipée, notons d'abord un bref coup de chapeau de l'auteur à l'intention des tribus d'Israël ; on les délocalisera, hélas, plus souvent qu'à leur tour. Puis, quittant les plages palestiniennes, Braudel, après une courte traversée, aborde aux rivages crêtois. Il y teste l'une de ses idées favorites : la corrélation qui unit (dans une ville de 60 000 habitants telle que Cnossos) la cité-état, le palais du prince et la ville proprement dite : la ville... ou plutôt le semis des diverses communautés citadines égrenées tout au long de la Crête, mais aussi en Grèce continentale, et en Grande Grèce (Italie du Sud, Sicile). Braudel n'a jamais

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caché son admiration sélective pour cette déconcentration urbaine, démocratique et marchande qui fait tout le prix de l'hellénisme classique, à l'inverse du centralisme excessif qu'il déplore en Egypte pharaonique... et aussi en France monarchiste de l'Ancien Régime.

Drang nach Westen, disions-nous. Il est patent dans la ville de Marseille, fondée au VIe siècle av. J.-C. par des Rhodiens venus d'Orient. La Cité phocéenne (ex-rhodienne) une fois créée regardait à son tour vers Agde, vers la Catalogne et Gibraltar autant et peut-être davantage qu'en direction du Rhône ou de la Gaule chevelue du Septentrion... La quête de l'Ouest et celle des mers fraîches, au gré de Braudel, c'est déjà la recherche d'une première Amérique, d'un continent fabuleux des «thalassas» occidentales, dont on ne finit jamais de prospecter les mirages, quitte à se transporter toujours plus oultre. D'où l'erreur d'Alexandre, déclare non sans humour notre bon maître ; le jeune conquérant étant allé chercher vers les rives de l'Indus une fortune qui s'affirmait en réalité sur l'autre bord, depuis l'Atlantide de Platon jusqu'à l'Atlantique des Ibériques.

On ne sera pas surpris non plus par la durable affection que voue Fernand Braudel aux Phéniciens et spécialement aux Carthaginois, Sémites venus voici belle lurette de l'actuelle Syrie côtière, et devenus colons à l'angle nord-est, aujourd'hui tunisien du Maghreb.

Ces Phéniciens ont inventé, ou du moins développé, un alphabet «clarissime», se bornant à deux ou trois dizaines de lettres de base, et cassant ainsi le monopole des scribes qui s'enveloppaient jusqu'alors dans l'épais nuage de leurs hiéroglyphes, signes énigmatiques environnés de mystères. Et puis, de Tyr à Carthage, la Phénicie était grosse et même plus qu'enceinte d'une économie-monde, d'une de ces world economies qui font l'essentielle substance, parmi d'autres, du puissant livre braudélien sur les Capitalismes.

Grand étruscophile devant l'éternel, le regretté leader de l'école des Annales voit effectivement, dans les Etrusques italiotes, des fils de la lumière venus originellement d'un Orient lointain ; pères ultérieurs, à longue distance de temps, d'une Toscane du Quattrocento qui fut, voici un demi-siècle, l'un des fleurons de la pensée de notre grand spécialiste du monde méditerranéen.

Si l'on suit Braudel, et son fidèle continuateur M. Cosandey, il y aurait eu, de la sorte, trois grands bonds en avant de l'humanité levantino- européenne ou posteuropéenne. Le premier, depuis les boucles du Nil ou depuis Jérusalem jusqu'aux terres hispaniques. Le deuxième (en un XVIe siècle également braudélissime) faisant don à l'ancien continent d'une fabuleuse Amérique.

Le troisième, enfin, moins réussi au bout du compte, propulsant les Nord-Américains ou leurs sondes spatiales en direction des planètes, où hélas l'on n'a découvert jusqu'à présent que rocailles caillouteuses et martiennes, bien décevantes à tout prendre quand on les compare au périple fécond des anciens Argonautes ; ils poursuivaient le soleil en sa course diurne ; ils transitaient bien avant l'ère chrétienne depuis la mer Intérieure jusqu'à l'Océan ; et «bientôt», vingt siècles plus tard, de l'Atlantique aux Caraïbes, ou aux terres mexicaines ; et, par-delà, aux immensités du Pacifique.


Fernand Braudel: À la Rencontre de nos ancêtres mésopotamiens.
(Photo Rullaud.)



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Créé: 20 déc 2003 – dernières modifications: 28 fév 2020