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An interview of me, about my book Le Secret de l'Occident (2007), published in September 2008 in the special issue "Les Grands Dossiers" of French magazine "Sciences Humaines", by Laurent Testot.
(Laurent Testot: "Les racines du miracle européen", Les Grands Dossiers de Sciences Humaines, no12, Sep-Oct-Nov 2008, p.4-23.
General article (p.4-10). PDF Version (0.8Mb). Source.
Interview (p.11-14) (this page). JPG Pages. Source.

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The Secret of the West
Cosandey


   Grands Dossiers N° 12
septembre - octobre - novembre 2008
"L'ascension de l'Occident. Un débat historique"
  • Comprendre l'hégémonie occidentale
  • Les racines du miracle européen
  • Trop loin à l'est... c'est l'ouest
  • Orient, Occident, des notions fluctuantes
  • La fin d'un monde

  • RENCONTRE AVEC DAVID COSANDEY
    Les racines du
    miracle européen


    À la fin du Moyen Âge, l’Occident a connu un tel essor qu’il a dominé la planète plusieurs siècles durant. Pour expliquer ce phénomène, David Cosandey mobilise la géographie, l’histoire, le politique et l’économique afin de synthétiser une hypothèse originale.

    POURQUOI L'OCCIDENT A-T-IL ÉTÉ EN MESURE d’imposer sa domination au reste du monde du XVe au XXe siècle ? Parmi les auteurs ayant tenté de répondre à cette question, nous avons retenu un nom, David Cosandey, et un titre : Le Secret de l’Occident. L’auteur se distingue par sa formation : « docteur en physique théorique ». En préface à la seconde édition de cet ouvrage, l’historien Christophe Brun estime que Le Secret de l’Occident « est sans doute d’un apport intellectuel aussi décisif que son auteur est un trou noir institutionnel. David Cosandey se singularise en effet par sa non-appartenance au champ académique des principales disciplines dont il absorbe les rayonnements : l’histoire, la géographie, l’économie, la sociologie. » Quel serait donc ce secret du succès de l’Occident ?

    Il existe nombre de livres tentant d'analyser les raisons qui ont permis à l'Occident d'étendre sa domination au reste du monde. Votre théorie combine des facteurs explicatifs d'ordre géographique, économique et politique. Pouvez-vous la résumer?
    On peut dire brièvement qu'elle comprend deux niveaux. Le premier associe le politique et l'économique. J'affirme qu'à chaque fois que vous avez dans une civilisation plusieurs États en présence pendant une durée assez longue, ce que jappelle «une division politique stable», et en même temps un essor important de l'économie, vous avez progrès scientifique. Je constate que cette hypothèse se vérifie pour toutes les civilisations, et à toutes les époques.
          


    DAVID COSANDEY
    Docteur en physique théorique, auteur de Le Secret de l'Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Arléa, 1997, rééd. Gallimard, coll. "Champs", 2007. Site internet: ww.riseofthewest.net/ indexfr.htm.

    Vous avez ensuite un niveau géographique, sous-jacent au précédent. Il entend expliquer pourquoi des États stables et en rivalité entre eux se sont rencontrés davantage dans certaines régions du monde, en Grèce au 1er millénaire avant notre ère, puis en Europe occidentale au IIe millénaire, et aujourd'hui dans le monde entier.

    Qu'entendez-vous par niveau géographique?
    Pour prendre l'époque du IIe millénaire de notre ère, celle qui voit «le miracle européen», le niveau géographique de ma théorie avance qu'une division politique stable et un essor économique avaient plus de chances de se rencontrer en Europe occidentale. Ceci parce que cette région bénéficie d'une meilleure interpénétration des mers et des terres, de par sa configuration littorale, qui est la plus compliquée, la plus «articulée» du monde, avec les mers Méditerranée et Baltique – et cela se mesure mathématiquement.

    Votre théorie avance donc qu'un contexte d'États rivaux et d'essor économique est à même d'engendrer des avancées technologiques?
    Prospérité et division politique stable favorisent le progrès scientifique, et c’est là un mécanisme essentiel. Pour le comprendre, il faut envisager la science dans son environnement naturel, la société, dont on la sépare trop souvent. Tous les développements scientifiques demandent des moyens financiers. L’image naïve du savant héroïque dans sa tour d’ivoire n’a que peu de rapport avec la réalité. Pour qu’il y ait progrès des connaissances, il faut qu’il y ait des gens payés pour se consacrer à la science. Cela exige qu’il y ait un surplus dans la société.
    On observe de surcroît que les marchands, hommes d’affaires et banquiers sont des gens intéressés par la science. Ils favorisent l’élaboration de cartes précises pour leurs voyages, d’instruments en tout genre pour mesurer l’espace afin de faciliter leurs voyages, pour mesurer les quantités, les volumes et les poids. Depuis les Sumériens, les marchands ont toujours encouragé le développement des méthodes de calcul. Lorsqu’ils deviennent plus puissants, grâce au développement économique, ils peuvent vraiment faire avancer la science, comme au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe. De cette époque, on leur doit les mathématiques élémentaires que l’on utilise aujourd’hui, le calcul des probabilités pour résoudre les contraintes d’assurance, la trigonométrie pour calculer les positions en mer…

    Vous avez évoqué les investissements privés. N’existe-t-il pas un investissement public, fait par les princes pour améliorer leurs moyens militaires ?
    En sus du pilier économique que je viens de décrire, existe le pilier politique. Des États en compétition sont très favorables au progrès scientifique et technique. Pour des raisons militaires, mais aussi des motifs de prestige. Côté militaire, ces gouvernements vont accorder une grande importance à tout nouveau dispositif technique qui puisse les aider dans leurs affrontements continuels. Prenons les jumelles. Elles ont été inventées pendant que les Pays-Bas étaient en guerre contre l’Espagne. Elles permettaient de détecter plus rapidement si les vaisseaux qui s’approchaient étaient amis ou ennemis, et le gouvernement s’est précipité sur cette invention. Ce n’est que plus tard que les astronomes ont utilisé cet instrument, qui est devenu le télescope. Des États en concurrence soutiennent financièrement les savants, car ils sont sans arrêt sur le qui-vive. Une autre dimension importante est que, quand vous avez plusieurs États dans une civilisation, vous avez la liberté. Un savant inquiété dans un royaume donné peut se réfugier chez le voisin. Si vous n’avez qu’un seul empire, du moment que vous êtes en disgrâce, vous êtes condamné à végéter ou à être éliminé. Ce qui se produit effectivement, car un tel empire universel n’ayant pas d’ennemi vital, il n’encourage pas la recherche et considérera volontiers que vous menacez l’ordre établi. Mais dans un contexte de rivalités entre États, ces savants prennent de la valeur. Newton était la fierté de l’Angleterre face aux royaumes concurrents.

    L’étude d'autres zones de civilisation confirme-t-elle votre hypothèse ?
    Le fait qu’il n’y ait pas eu un progrès linéaire continu dans le monde durant l’ensemble du IIe millénaire, en dehors de l’Europe occidentale, pose problème à beaucoup d’historiens, qui défendent implicitement un modèle de progrès continu. Ils ne sont alors pas en mesure d’expliquer les très longues périodes de stagnation, de recul. Les autres civilisations représentent alors une douloureuse énigme. Qu’il y ait des évolutions très différentes dans d’autres ensembles me permet au contraire de tester ma théorie. Oui ou non, peut-on expliquer ces phases de progrès et de reflux à l’aide des deux mécanismes que j’évoquais ?
    Eh bien oui. Dans ces ensembles, on constate que la fragmentation politique stable, quand elle est associée à un essor économique, est corrélée à une ère de progrès scientifique. En revanche, quand il n’y a pas division politique stable, soit parce que les troubles se multiplient et empêchent la mise en place d’un système viable d’États en concurrence, soit parce qu’un empire réussit à contrôler durablement un ensemble civilisationnel donné, on a régression de la science.
    Prenons des exemples. Au Moyen-Orient, à partir des débuts du Xe siècle, on voit un ensemble de trois États – les Empires omeyade, fatimide et bouyide (2) – en pleine expansion territoriale et économique. Ils sont très riches, en état de rivalité politique intense et vont durer relativement longtemps. C’est ce qu’on appelle l’âge d’or de l’Islam (3). Puis vient une phase de récession économique et d’instabilité politique, marquée notamment par les contre-attaques commerciales des civilisations chinoises, indiennes et européennes (dont les croisades), puis des guerres incessantes entre États provisoires. On observe une assez bonne concordance entre ces phases de croissance et de déclin. Puis à partir du XVe siècle survient une unification totale, sous l’égide de l’Empire ottoman. Cet État qui peut tout écraser sans pitié ne s’intéressera pas à ces découvertes qui pourraient le remettre en cause.

    Qu’en est-il de l’Inde ?
    L'histoire de l'Inde est beaucoup moins bien connue que celle de l'Europe ou de la Chine, pour cause de mauvaise conservation des documents. Mais le peu que l'on sait corrobore très bien ma théorie. Nous avons un âge d'or scientifique du IVe au VIIe siècle, alors que le sous-continent est partagé entre plusieurs royaumes stables et opulents. Les cotonnades et lainages indiens s'exportent de la Chine à l'Afrique orientale, à bord de navires indiens. L'Empire byzantin achète du fer indien. C'est alors que l'Inde invente tout à la fois le zéro et la numération décimale de position – les chiffres que nous utilisons toujours – ainsi que l'algèbre et la trigonométrie. La chirurgie, la botanique et la zoologie démarrent, une astronomie savante se développe. La technologie de l'acier atteint la perfection. Mais il y a aussi des phases de dépression économique et d'unité politique ou de division instable, pendant lesquelles les sciences s'éteignent. Enfin, au XXe siècle, ce sont de grands industriels comme la dynastie Tata qui fondent les académies qui permettront aux savants indiens de rattraper le retard scientifique accumulé sur l'Europe. Et c'est la rivalité avec les autres puissances qui a poussé l'Inde à maîtriser l'énergie nucléaire, le lancement des satellites, etc.

    Qu'en est-il de la Chine? Voici un pays crédité de nombreuses inventions : la poudre à canon, le papier et l’imprimerie à caractères mobiles, la boussole, etc. Dans quel contexte ces découvertes se sont-elles développées ? Et pourquoi l’Empire du Milieu n’en a t-il pas opéré le même usage que l’Occident, qui en a fait les outils de son expansion mondiale ?
    C’est là un cas très intéressant. Prenons la poudre à canon. Elle est découverte alors que la Chine est divisée entre plusieurs royaumes concurrents, relativement stables, à la fin du IXe siècle. Elle est immédiatement utilisée pour des engins de guerre. Des détonateurs, des grenades, des bombes, puis des mortiers primitifs apparaissent. Mais soudain, la Chine s’unifie, un royaume arrive à conquérir tous les autres. Tout progrès, des armes comme des autres technologies, s’interrompt alors… Lorsque les Européens arrivent en Chine bien plus tard, ils constatent qu’ils sont bien en avance sur les Chinois. Cette tendance chronique à l’unification que l’on observe en Chine, où les divisions politiques stables se maintiennent moins bien qu’en Europe occidentale, s’explique justement par la géographie, les royaumes chinois étant séparés par des frontières terrestres, moins faciles à défendre, et non maritimes.
    L’histoire de la poudre à canon s’est répétée dans bien d’autres domaines : les Chinois avaient fait d’énormes avancées en astronomie et mathématiques jusqu’au XIIIe siècle, date à laquelle l’unification de leur civilisation au sein d’un énorme empire va aboutir au naufrage de tous ces savoirs.

    Ceci est aussi valable pour l’économie. Vous rappelez dans votre livre que la lettre de change, les banques ont été inventées dans plusieurs régions du monde, la Chine, mais aussi le monde arabo-musulman, avant d’être «ré-inventées» en Occident… Et ces inventions ont opéré pendant plusieurs siècles dans leurs lieux d’origine, avant d’y péricliter.
    On peut dire que c’est une bonne leçon : rien n’est définitif ni acquis. Les Chinois ont inventé le papier-monnaie, et cette invention a soutenu leur développement économique, car elle permettait d’alimenter le volume monétaire et de soutenir autant que nécessaire la croissance des échanges. Mais vous connaissez les dangers du papier-monnaie. Un gouvernement peut en imprimer autant qu’il le souhaite, jusqu’à mettre en péril toute l’économie. Tant que la Chine était divisée entre plusieurs États, ceci n’est pas arrivé. Si une monnaie s’était dévaluée, le gouvernement concerné aurait perdu la face…, devant les autres, et les marchands auraient pu fuir. Les gouvernements étaient tenus à une discipline par la concurrence qui les opposait. Sitôt la Chine unifiée, le gouvernement s’est mis à abuser et à imprimer beaucoup trop de billets. Mais les gens les acceptaient de moins en moins. À la fin, malgré des mesures très autoritaires (emprisonnements, peine capitale), l’État a dû y renoncer. Les billets n’avaient plus aucune valeur. L’empire universel a fait donc disparaître cette innovation financière majeure, le papier-monnaie, alors que des États stables et en concurrence l’avaient engendrée et améliorée des siècles durant.

    PROPOS RECUEILLIS PAR
    LAURENT TESTOT

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    NOTES
    (1) Le terme de miracle européen qualifie l’essor combiné de l’économie, des sciences, de la pensée et des arts en Europe à partir du XIVe siècle. Il dérive de celui de miracle grec, appréciation de même nature portée sur la Grèce des Ve et IVe siècles avant notre ère.
    (2) Omeyade, fatimide, bouyide : ces trois Empires ont dominé l’Islam entre 900 et 1050. Leurs cœurs respectifs étaient la péninsule ibérique, l’Égypte, la Perse.
    (3) L’âge d’or du monde arabo-musulman s’étend entre les VIIIe et XIVe siècles. Cette période est caractérisée par l’usage d’une langue unique, l’arabe, et un essor de la pensée scientifique et philosophique.
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    Ce texte est une version abrége d’un entretien publié dans le livre Histoire globale, un nouveau regard sur le monde, Sciences Humaines éditions, parution le 25 septembre 2008.



    ENCADRÉ

    L’Europe : une configuration littorale prédisposant au développement ?

    «La forme de l’Europe fournissait une plate-forme naturelle favorable au développement économique. Les mers sont les meilleurs milieux pour faire passer les marchandises. Le transport y est de loin meilleur marché, plus sûr, plus rapide que par voie de terre. Au Moyen Âge, plus vous aviez d’accès à la mer, plus vous étiez à même de transporter des marchandises, même lourdes, sur de grandes distances – les pierres de Normandie ont ainsi servi à édifier des cathédrales en Grande-Bretagne. Donc, grâce à sa configuration géographique, l’Europe avait plus de chances de bénéficier d’un essor économique, sur le long terme.

    Il en est de même du politique : les bras de mer, les golfes, les péninsules qui parsèment l’Europe occidentale ont contribué à la stabilité des États qui s’y sont formés. L’Angleterre était protégée des invasions par la Manche, la France était abritée par ses façades atlantique et méditerranéenne, L’Espagne, la Suède et le Danemark sont bien entourés par les mers… Ce sont autant d’États qui ont pu garder des frontières stables pendant des siècles, parfois un millénaire.

    Cette configuration géographique avantageuse forme ce que j’appelle une thalassographie articulée (ndlr : du grec thalassos, la mer, et graphein, écrire, dessiner). Il faut remarquer toutefois que la causalité est moins forte, au niveau géographique de la théorie, qu’aux niveaux politique et économique. Si une thalassographie articulée donne plus de chances à une région de se diviser de façon stable et de se développer économiquement à long terme, elle ne lui garantit pas cette évolution. La preuve, l’Europe occidentale a aussi connu une phase de division très instable et de marasme économique, du Ve au Xe siècle.» kk

    DAVID COSANDEY


    Created: 01 Sep 2010 – Last update: 10 Mar 2014