Vous avez ensuite un niveau géographique, sous-jacent au
précédent. Il entend expliquer pourquoi des États stables
et en rivalité entre eux se sont rencontrés davantage dans
certaines régions du monde, en Grèce au 1er millénaire
avant notre ère, puis en Europe occidentale au IIe millénaire,
et aujourd'hui dans le monde entier.
Qu'entendez-vous par niveau géographique?
Pour prendre l'époque du IIe millénaire de notre ère, celle qui voit
«le miracle européen», le niveau géographique de ma théorie avance
qu'une division politique stable et un essor économique avaient
plus de chances de se rencontrer en Europe occidentale. Ceci parce que
cette région bénéficie d'une meilleure interpénétration des mers et
des terres, de par sa configuration littorale, qui est la
plus compliquée, la plus «articulée» du monde, avec les mers
Méditerranée et Baltique et cela se mesure mathématiquement.
Votre théorie avance donc qu'un contexte d'États rivaux
et d'essor économique est à même d'engendrer des avancées
technologiques?
Prospérité et division politique stable favorisent le progrès
scientifique, et c’est là un mécanisme essentiel. Pour le
comprendre, il faut envisager la science dans son environnement
naturel, la société, dont on la sépare trop souvent. Tous les
développements scientifiques demandent des moyens financiers.
L’image naïve du savant héroïque dans sa tour d’ivoire n’a
que peu de rapport avec la réalité. Pour qu’il y ait progrès
des connaissances, il faut qu’il y ait des gens payés pour
se consacrer à la science. Cela exige qu’il y ait un surplus
dans la société.
On observe de surcroît que les marchands,
hommes d’affaires et banquiers sont des gens intéressés
par la science. Ils favorisent l’élaboration de cartes
précises pour leurs voyages, d’instruments en tout genre
pour mesurer l’espace afin de faciliter leurs voyages, pour
mesurer les quantités, les volumes et les poids. Depuis les
Sumériens, les marchands ont toujours encouragé le
développement des méthodes de calcul. Lorsqu’ils deviennent
plus puissants, grâce au développement économique, ils
peuvent vraiment faire avancer la science, comme au Moyen Âge
et à la Renaissance en Europe. De cette époque, on leur
doit les mathématiques élémentaires que l’on utilise
aujourd’hui, le calcul des probabilités pour résoudre
les contraintes d’assurance, la trigonométrie pour calculer
les positions en mer…
Vous avez évoqué les investissements privés. N’existe-t-il
pas un investissement public, fait par les princes pour
améliorer leurs moyens militaires ?
En sus du pilier économique que je viens de décrire, existe
le pilier politique. Des États en compétition sont très favorables au progrès scientifique et technique. Pour des raisons militaires, mais aussi des motifs de prestige.
Côté militaire, ces gouvernements vont accorder une grande importance à tout nouveau dispositif technique qui puisse les aider dans leurs affrontements continuels. Prenons les jumelles. Elles ont été inventées pendant que les Pays-Bas étaient en guerre contre l’Espagne. Elles permettaient de détecter plus rapidement si les vaisseaux qui s’approchaient étaient amis ou ennemis, et le gouvernement s’est précipité sur cette invention. Ce n’est que plus tard que les astronomes ont utilisé cet instrument, qui est devenu le télescope. Des États en concurrence soutiennent financièrement les savants, car ils sont sans arrêt sur le qui-vive.
Une autre dimension importante est que, quand vous avez plusieurs États dans une civilisation, vous avez la liberté. Un savant inquiété dans un royaume donné peut se réfugier chez le voisin. Si vous n’avez qu’un seul empire, du moment que vous êtes en disgrâce, vous êtes condamné à végéter ou à être éliminé. Ce qui se produit effectivement, car un tel empire universel n’ayant pas d’ennemi vital, il n’encourage pas la recherche et considérera volontiers que vous menacez l’ordre établi. Mais dans un contexte de rivalités entre États, ces savants prennent de la valeur.
Newton était la fierté de l’Angleterre face aux royaumes concurrents.
L’étude d'autres zones de civilisation confirme-t-elle votre hypothèse ?
Le fait qu’il n’y ait pas eu un progrès linéaire continu dans le monde
durant l’ensemble du IIe millénaire, en dehors de l’Europe occidentale,
pose problème à beaucoup d’historiens, qui défendent implicitement un
modèle de progrès continu. Ils ne sont alors pas en mesure d’expliquer
les très longues périodes de stagnation, de recul. Les autres civilisations
représentent alors une douloureuse énigme. Qu’il y ait des évolutions très
différentes dans d’autres ensembles me permet au contraire de tester ma
théorie. Oui ou non, peut-on expliquer ces phases de progrès et de reflux
à l’aide des deux mécanismes que j’évoquais ?
Eh bien oui. Dans ces ensembles, on constate que la fragmentation politique
stable, quand elle est associée à un essor économique, est corrélée à une
ère de progrès scientifique. En revanche, quand il n’y a pas division
politique stable, soit parce que les troubles se multiplient et empêchent
la mise en place d’un système viable d’États en concurrence, soit parce
qu’un empire réussit à contrôler durablement un ensemble civilisationnel
donné, on a régression de la science.
Prenons des exemples. Au Moyen-Orient, à partir des débuts du Xe siècle,
on voit un ensemble de trois États – les Empires omeyade, fatimide et
bouyide (2) – en pleine expansion territoriale et économique. Ils sont
très riches, en état de rivalité politique intense et vont durer relativement
longtemps. C’est ce qu’on appelle l’âge d’or de l’Islam (3). Puis vient
une phase de récession économique et d’instabilité politique, marquée
notamment par les contre-attaques commerciales des civilisations chinoises,
indiennes et européennes (dont les croisades), puis des guerres incessantes
entre États provisoires. On observe une assez bonne concordance entre ces
phases de croissance et de déclin. Puis à partir du XVe siècle survient
une unification totale, sous l’égide de l’Empire ottoman. Cet État qui peut
tout écraser sans pitié ne s’intéressera pas à ces découvertes qui pourraient
le remettre en cause.
Qu’en est-il de l’Inde ?
L'histoire de l'Inde est beaucoup moins bien connue que celle de l'Europe
ou de la Chine, pour cause de mauvaise conservation des documents. Mais le
peu que l'on sait corrobore très bien ma théorie. Nous avons un âge d'or
scientifique du IVe au VIIe siècle, alors que le sous-continent est partagé
entre plusieurs royaumes stables et opulents. Les cotonnades et lainages
indiens s'exportent de la Chine à l'Afrique orientale, à bord de navires
indiens. L'Empire byzantin achète du fer indien. C'est alors que l'Inde
invente tout à la fois le zéro et la numération décimale de position
les chiffres que nous utilisons toujours ainsi que l'algèbre et la
trigonométrie. La chirurgie, la botanique et la zoologie démarrent, une
astronomie savante se développe. La technologie de l'acier atteint la perfection.
Mais il y a aussi des phases de dépression économique et d'unité politique
ou de division instable, pendant lesquelles les sciences s'éteignent.
Enfin, au XXe siècle, ce sont de grands industriels comme la dynastie Tata
qui fondent les académies qui permettront aux savants indiens de rattraper
le retard scientifique accumulé sur l'Europe. Et c'est la rivalité avec
les autres puissances qui a poussé l'Inde à maîtriser l'énergie nucléaire,
le lancement des satellites, etc.
Qu'en est-il de la Chine? Voici un pays crédité de nombreuses inventions :
la poudre à canon, le papier et l’imprimerie à caractères mobiles, la boussole,
etc. Dans quel contexte ces découvertes se sont-elles développées ?
Et pourquoi l’Empire du Milieu n’en a t-il pas opéré le même usage que
l’Occident, qui en a fait les outils de son expansion mondiale ?
C’est là un cas très intéressant. Prenons la poudre à canon. Elle est
découverte alors que la Chine est divisée entre plusieurs royaumes concurrents,
relativement stables, à la fin du IXe siècle. Elle est immédiatement utilisée
pour des engins de guerre. Des détonateurs, des grenades, des bombes, puis des
mortiers primitifs apparaissent. Mais soudain, la Chine s’unifie, un royaume
arrive à conquérir tous les autres. Tout progrès, des armes comme des autres
technologies, s’interrompt alors… Lorsque les Européens arrivent en Chine
bien plus tard, ils constatent qu’ils sont bien en avance sur les Chinois.
Cette tendance chronique à l’unification que l’on observe en Chine, où les
divisions politiques stables se maintiennent moins bien qu’en Europe occidentale,
s’explique justement par la géographie, les royaumes chinois étant séparés
par des frontières terrestres, moins faciles à défendre, et non maritimes.
L’histoire de la poudre à canon s’est répétée dans bien d’autres domaines :
les Chinois avaient fait d’énormes avancées en astronomie et mathématiques
jusqu’au XIIIe siècle, date à laquelle l’unification de leur civilisation
au sein d’un énorme empire va aboutir au naufrage de tous ces savoirs.
Ceci est aussi valable pour l’économie. Vous rappelez dans votre livre
que la lettre de change, les banques ont été inventées dans plusieurs
régions du monde, la Chine, mais aussi le monde arabo-musulman, avant
d’être «ré-inventées» en Occident… Et ces inventions ont opéré pendant
plusieurs siècles dans leurs lieux d’origine, avant d’y péricliter.
On peut dire que c’est une bonne leçon : rien n’est définitif ni acquis.
Les Chinois ont inventé le papier-monnaie, et cette invention a soutenu
leur développement économique, car elle permettait d’alimenter le volume
monétaire et de soutenir autant que nécessaire la croissance des échanges.
Mais vous connaissez les dangers du papier-monnaie. Un gouvernement
peut en imprimer autant qu’il le souhaite, jusqu’à mettre en péril
toute l’économie. Tant que la Chine était divisée entre plusieurs États,
ceci n’est pas arrivé. Si une monnaie s’était dévaluée, le gouvernement
concerné aurait perdu la face…, devant les autres, et les marchands
auraient pu fuir. Les gouvernements étaient tenus à une discipline
par la concurrence qui les opposait. Sitôt la Chine unifiée, le gouvernement
s’est mis à abuser et à imprimer beaucoup trop de billets. Mais les gens
les acceptaient de moins en moins. À la fin, malgré des mesures très
autoritaires (emprisonnements, peine capitale), l’État a dû y renoncer.
Les billets n’avaient plus aucune valeur. L’empire universel a fait donc
disparaître cette innovation financière majeure, le papier-monnaie, alors
que des États stables et en concurrence l’avaient engendrée
et améliorée des siècles durant.
PROPOS RECUEILLIS PAR
LAURENT TESTOT
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NOTES
(1) Le terme de miracle européen qualifie l’essor combiné de l’économie, des sciences, de la pensée et des arts en Europe à partir du XIVe siècle. Il dérive de celui de miracle grec, appréciation de même nature portée sur la Grèce des Ve et IVe siècles avant notre ère.
(2) Omeyade, fatimide, bouyide : ces trois Empires ont dominé l’Islam entre 900 et 1050. Leurs cœurs respectifs étaient la péninsule ibérique, l’Égypte, la Perse.
(3) L’âge d’or du monde arabo-musulman s’étend entre les VIIIe et XIVe siècles. Cette période est caractérisée par l’usage d’une langue unique, l’arabe,
et un essor de la pensée scientifique et philosophique.
Ce texte est une version abrége d’un entretien publié dans le livre
Histoire globale, un nouveau regard sur le monde, Sciences Humaines éditions,
parution le 25 septembre 2008.
ENCADRÉ
L’Europe : une configuration littorale prédisposant au développement ?
«La forme de l’Europe
fournissait une plate-forme naturelle favorable au développement
économique. Les mers sont les meilleurs milieux pour faire
passer les marchandises. Le transport y est de loin meilleur marché,
plus sûr, plus rapide que par voie de terre. Au Moyen Âge,
plus vous aviez d’accès à la mer, plus vous étiez à même de transporter
des marchandises, même lourdes, sur de grandes distances – les pierres
de Normandie ont ainsi servi à édifier des cathédrales
en Grande-Bretagne. Donc, grâce à sa configuration géographique,
l’Europe avait plus de chances de bénéficier d’un essor économique,
sur le long terme.
Il en est de même du politique :
les bras de mer, les golfes, les péninsules qui parsèment l’Europe occidentale ont contribué à la stabilité des États qui s’y sont formés. L’Angleterre était protégée des invasions par la Manche, la France était abritée par ses façades atlantique et méditerranéenne, L’Espagne, la Suède et le Danemark sont bien entourés par les mers… Ce sont autant d’États qui ont pu garder des frontières stables pendant des siècles, parfois un millénaire.
Cette configuration géographique avantageuse forme ce que j’appelle une thalassographie articulée
(ndlr : du grec thalassos, la mer, et graphein, écrire, dessiner).
Il faut remarquer toutefois que la causalité
est moins forte, au niveau géographique de la théorie,
qu’aux niveaux politique et économique. Si une
thalassographie articulée donne plus de chances à une région
de se diviser de façon stable et de se développer
économiquement à long terme, elle ne lui garantit
pas cette évolution. La preuve, l’Europe occidentale
a aussi connu une phase de division très instable
et de marasme économique, du Ve au Xe siècle.» kk
DAVID COSANDEY
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