Club de la Montagne Sainte-Geneviève
« Science et ontologie animique »
débat entre
Étienne Klein et Anne-Christine Taylor
(Le texte qui suit est la transcription du débat organisé par le Club
de la Montagne Sainte-Geneviève à l’École Normale Supérieure,
le 12 décembre 2009. La transcription du débat a été réalisée
par Maxime Delpierre, Martin Fortier, Michaël Morera et Marc Santolini.)
Présentation
Le rapport entre science et pensée animique semble entendu :
l’un et l’autre sont antinomiques ;
on a là affaire à deux images du monde irréconciliables ;
ce rapport ne peut donc qu’être un rapport d’extériorité et
d’indifférence. Dans son livre Galilée et les Indiens,
Étienne Klein a le mérite d’interroger cette idée reçue,
et de nous inviter à la remettre en question. Par là, il s’agit
de repenser les variants et les invariants entre science et
ontologie animique.
L’intérêt de ce questionnement nous semble double. Il permet
d’une part de considérer l’ontologie animique à l’aune
de la science et de voir
dans quelle mesure cette ontologie est éloignée ou rapprochée
de la science – c’est ce travail qu’a entrepris É. Klein ;
et il permet d’autre part de faire ressortir, en négatif,
tous les présupposés de la science, tous ses attendus ontologiques
(que Philippe Descola définit comme ressortissant
à l’ontologie naturaliste) ; il permet autrement dit de considérer
la science à l’aune de l’ontologie animique.
Anne-Christine Taylor connaît particulièrement bien la tribu Achuar
(de l’ensemble Jivaro), cas exemplaire de pensée animique.
En croisant la perspective d’É. Klein et celle d’A.-C. Talyor,
nous voudrions ainsi d’abord interroger l’animisme à partir
de la science, puis inverser le prisme d’étude et interroger
la science – cas particulier de l’ontologie naturaliste –
à partir de l’animisme. En faisant jouer ces deux « paradigmes »
respectifs, nous espérons ainsiidentifier et questionner leurs
présupposés, pour finalement saisir s’il existe vraiment des écarts
entre science et animisme, et voir si ces écarts sont incommensurables
ou non. De par la réflexivité qu’il introduit, ce travail, seulement
anthropologique à première vue, nous semble être d’un grand intérêt,
tout aussi bien pour le scientifique que pour le philosophe et
l’épistémologue, en passant par l’historien.
Martin Fortier
Introduction
Marc Santolini :
Bonjour à tous. Nous allons commencer par vous présenter les invités d’aujourd’hui.
Étienne Klein, vous êtes physicien et philosophe des sciences,
vous êtes diplômé de Centrale-Paris et vous avez obtenu votre DEA de physique
théorique à Orsay, pour ensuite poursuivre une carrière au Centre d’Énergie
Atomique de Saclay. Vous dirigez actuellement le laboratoire de recherche
sur les sciences de la matière. Depuis 1999, vous êtes docteur en philosophie
des sciences, après une thèse que vous avez faite sous la direction
de Dominique Lecourt, à Paris VII, qui a mené à un ouvrage intitulé
L’unité de la physique.
Depuis votre premier ouvrage, Conversations avec le sphinx. Les paradoxes
de la physique, paru en 1991, vous avez publié de nombreux ouvrages,
que ce soit en vulgarisation (notamment en vulgarisation de la physique quantique)
ou en philosophie des sciences (autour de la question du temps et
des théories unificatrices en physique).
Vous avez reçu pour vos ouvrages de nombreux prix, que ce soit
par la Société Française de Physique, par l’Académie des Sciences,
l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Aujourd’hui, vous venez
discuter notamment de votre ouvrage Galilée et les Indiens,
paru en 2008. Cet ouvrage raconte l’histoire d’une rencontre que vous avez
faite en 2005, avec le chef d’une tribu d’Amazonie
qui s’appelle les Kayapos, et vous avez été frappé, lors de cette rencontre,
par la véritable différence qui existe entre leur pensée de la nature,
leur pensée qui inclut des idées de valeur, de sens, d’une véritable
intimité entre l’homme et la nature, et la vôtre, celle d’un physicien
théoricien moderne d’une physique post-galiléenne qui a mathématisé
le monde et qui a évacué la nature de ses valeurs, qui a mené un véritable
divorce entre l’homme et la nature. Nous allons discuter aujourd’hui
de cette thèse que vous tenez sur les différences entre votre science
et cette science que vous avez pu voir à l’œuvre dans cette tribu.
Je vais laisser Martin présenter Anne-Christine Taylor.
Martin Fortier :
Anne-Christine Taylor est ethnologue, directeur de recherche au CNRS
et elle est détachée depuis 2005 au Musée du Quai Branly où elle dirige
le Département de la recherche et de l’enseignement. C’est en qualité
d’ethnologue et même plus exactement d’ethnographe qu’on reçoit aujourd’hui
Anne-Christine Taylor puisque elle a beaucoup travaillé sur le terrain :
elle a passé trois années à étudier la tribu Achuar qu’elle connaît très bien.
(...)
(...)
Débat
(...)
Étienne Klein :
Non seulement je suis biaisé, mais c’est même plus grave : je suis
physicien. Ce que vient de dire Anne-Christine Taylor est intéressant
parce que, quand un physicien parle de science, il parle de physique.
En fait, la rupture dont je parle n’a concerné que la physique.
Et quand je dis que ce qui manque aux Indiens, c’est la science
– le mot manque ici ne doit pas être pris comme un défaut –, je veux
dire la physique. C’est-à-dire une science mathématisée
qui pose la question du lien entre le monde mathématique
dans lequel s’expriment les lois et le monde empirique dans lequel
ces lois agissent. Je serais évidemment beaucoup moins ferme
pour dire la même chose à propos des autres sciences
que nous pratiquons. Car effectivement, ils pratiquent l’art,
ils font des expériences, ils apprennent des protocoles très compliqués:
je ne dirais pas que toutes ces sciences-là, ces presciences,
sont absentes de leurs pratiques ou de leur culture
J’ai toujours été marqué par une phrase de Rutherford
qui disait « La science, c’est soit la physique, soit la philatélie ».
Soit on fait de la physique, soit on fait autre chose :
de la botanique, de la taxinomie, en bref classer les choses.
L’idée de la physique est de ne pas accepter la séparation entre
les objets et les interactions. Le sujet de la physique sont les
objets et leurs interactions, et l’affaire est d’autant plus
compliquée que les interactions en physique sont comprises en termes
d’objets. C’est donc une tension dialectique entre la notion de chose
et la notion d’action sur les choses.
En tout cas, ce que montre ce débat,
c’est que lorsqu’un scientifique parle de science, il emploie
le mot dans un sens qui est toujours trop imprécis.
Il faudrait que je reprenne toutl’exposé de tout à l’heure
en ne parlant que de physique, finalement. Ce qui m’a intéressé
dans la réaction des Indiens ou dans ce qu’ils ont pu dire,
c’est que leur raison qui ne contient pas la physique nous
permettrait de comprendre, à nous Occidentaux,
pourquoi la vulgarisation de la physique est un échec.
C’est l’idée du livre : je ne comprends pas pourquoi,
en France, ou dans d’autres pays dits développés, la vulgarisation
est un échec absolu. Personne ne sait ce qu’est la radioactivité,
personne ne sait ce qu’est la structure de l’atome, personne
ne connaît la théorie de la relativité restreinte bien
qu’elle soit très simple ; les littéraires s’estiment dédouanés
de l’apprendre. Regardez ce qui se passe par exemple en ce moment
même avec le débat public sur les nanotechnologies :
c’est un débat en dix-huit réunions dans dix-huit villes de province,
et maintenant ça se fait sous escorte policière, il y a des CRS
partout… On ne peut pas débattre de science, et des applications
de la technoscience, parce que le public n’est pas formé et les
scientifiques ne sont pas ouverts à la discussion parce qu’ils sont
confinés dans leur champ. Donc, je m’étais dit : peut-être
qu’en comprenant comment pensent les Indiens on pourrait comprendre
comment nous pensons dans nos sociétés.
Et l’autre argument qui m’a fait m’intéresser a cela est que
j’observe que nous avons à l’égard des objets technologiques
un rapport magique. Les sociétés occidentales sont dans
la pensée magique grâce au génie des designers qui font que
vous pouvez utiliser votre ordinateur dès le jour où vous l’avez acheté
sans lire la notice. Il y a une convivialité dans l’usage
qui fait que même si vous ignorez le b.a.-ba de l’informatique,
vous pouvez avoir votre blog. Ça n’est pas juste, parce que ça veut
dire que n’importe qui peut profiter de ce que les principes
de la science ont rendu possible sans que ceux qui connaissent
ces principes soient avantagés par rapport aux autres.
Ça n’est pas juste du tout. Nous disons que nous sommes dans une
société de la connaissance alors que nous ne sommes que dans une
société qui est à l’aise dans l’usage des technologies. Et donc,
une des explications de
la raison pour laquelle la vulgarisation
ne fonctionne pas, et la mise en culture de la science est si
difficile, est peut-être que les objets techniques de plus en plus
abondants masquent la science. Ils nous éloignent des principes
qui les ont rendus possibles.
Je ne sais pas si cela a à voir avec l’animisme. Mais je pense
qu’on pourrait voir comment nos points de vue peuvent se compléter,
poser une seule question qui répondrait au problème, si on était
capable d’y répondre — mais je pense qu’on ne sera pas capable
d’y répondre :
Y a-t-il eu des Galilées indiens ? Il y a un
gros livre publié en 2007 qui s’appelle Le Secret de l’Occident,
écrit par un physicien qui est devenu géographe et historien, et qui
s’est posé cette question. En Occident, nous avons tendance à dire
que la science s’est fabriquée grâce à une suite de génies: Galilée,
Newton, Maxwell, Boltzmann, Einstein, Dirac, quelques autres, et donc
que ce sont les travaux de ces génies se succédant qui ont fait la science.
En oubliant qu’il y a tout un bain culturel [Rectif: plus exactement
un cadre professionnel, institutionnel et politique] qui permet d’une part
que ces génies soient compris, que leurs idées soient enseignées,
qu’elles soient diffusées au cours du temps, qu’elles soient partagées,
transformées, etc. Ce n’est donc pas la succession des activités
d’individus isolés qui permet la science. Il y a un terreau culturel
qui rend sinon leurs idées possibles, du moins leur médiatisation
et leur diffusion possibles. Ce que répond Cosandey, le nom de l’auteur
de ce livre, à cette question, est : oui, il y a eu des Galilées indiens,
oui, il y a eu des Einstein indiens, des gens très intelligents
qui peut-être se sont posé la question de la chute des corps.
Peut-être que quelqu’un s’est dit: « les corps donnent l’impression
de tomber à des vitesses d’autant plus grandes qu’ils sont plus lourds,
mais peut-être qu’en réalité, ils tombent tous à la même vitesse ».
Peut-être qu’un Indien s’est dit : « si ce que je vois est vrai,
alors cela aboutit à des contradictions. Parce que si ce que je vois
est vrai, à savoir que plus un corps est lourd plus il tombe vite,
alors qu’est ce qui se passe si je mets une ficelle entre un bout de bois
et une pomme de pin ? Ça fait un objet plus lourd que le bout de bois.
Donc si les corps plus lourds tombent plus vite que les corps plus légers,
cet ensemble de deux systèmes plus lourd que le bout de bois va tomber plus vite.
Et en même temps, dans la chute, la pomme de pin qui tombe moins vite
va tendre la corde et freiner l’ensemble... ».
Donc, peut être qu’un Indien s’est dit : « dans l’idée que ce que je vois
est vrai, à savoir que les corps tombent d’autant plus vite qu’ils sont
pluslourds, il y a une contradiction, et c’est donc sûrement faux ».
Peut-être que les corps tombent tous à la même vitesse et que,
si l’on a une autre impression,
c’est à cause d’autres choses que la chute des corps : peut-être
la résistance de l’air… Il en a peut-être parlé à ses camarades,
qui ne s’étaient jamais posé la question, et le terreau qui permet la diffusion
et même la discussion de cette idée n’existant pas, l’idée s’est perdue.
Peut-être que les idées sont émises de façon aléatoire et équirépartie
sur la surface de la planète, et c’est simplement les cultures, par les biais
qu’elles font porter sur les spectacles de la nature,
qui vont favoriser ou exploiter certainesde ces idées.
C’est donc une question assez délicate. Je n’irai pas plus loin
parce que je ne suis pas compétent en anthropologie,
mais ce que j’ai compris est que nous avons vraiment tort, même si cette rupture
dont je vous parlais a été fondamentale, d’opposer la pensée occidentale
à la pensée magique. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué.
En vingt ans, je crois avoir assisté en France à une montée colossale
de la pensée magique, dans toutes sortes de domaines, et parfois cela m’inquiète:
je me dis que cette porte ouverte par Galilée est en train de se refermer
et que la science moderne aura peut-être été une parenthèse dans l’histoire
de l’humanité. La
9
David Cosandey,
Le secret de l’Occident
, Arléa, 1997.
transmission n’est plus possible, et si la transmission n’est plus possible,
les scientifiques deviendront des Galilée indiens. On va avoir le même problème
au LHC, quand on va devoir expliquer aux gens ce qu’on y fait:
la supersymétrie, les dimensions d’espace-temps supplémentaires,
le boson de Higgs… Est-ce que les gens vont nous écouter ?
Est-ce qu’on va trouver le moyen de parler de cela ?
Voilà une question ouverte. Et si on ne trouve pas les moyens
d’en parler, cela veut dire qu’on n’est pas vraiment dans une société occidentale,
ou entout cas que cette percée de Galilée a surnagé pendant longtemps
parce qu’elle était enchâssée dans un projet de civilisation:
la science était mise au service d’un projet de civilisation
qui était l’avènement d’une société heureuse et libre.
Aujourd’hui, on n’a plus de projet de civilisation, et l’on peut imaginer
que la science va perdre beaucoup de son aura et de son prestige.
Une dernière chose, je n’ai pas répondu à votre question sur les objets,
mais en une phrase :on a quand même un problème avec les objets,
parce que nous disons que tous les objets sont faits de la même matière.
Ce sont les mêmes atomes qui sont dans cette table et qui sont
dans mon corps, c’est la même sorte d’atome. Vous trouvez de l’uranium
et du carbone dans cette table, vous trouverez de l’uranium et
du carbone dans mon corps. Sauf que moi, je pense. Et la table ne pense pas.
Pourquoi y a-t-il cette différence, je n’en ne sais rien.
Peut-être que laquestion se pose parce que les prémisses ou
les hypothèses que je viens d’énoncer sont fausses.
Peut-être que la table pense, mais que ça ne se voit pas.
Anne-Christine Taylor :
C’est précisément en vertu de cette division même – cela vient avec Galilée,
si j’ose dire -et tant mieux, c’est comme ça – cela a un coût, forcément,
tout se paie. Mais le fait que lesIndiens ne s’intéressent pas
aux mêmes propriétés du réel, cela a un coût aussi, évidemment,
et de leur point de vue, un coût énorme, ils s’en rendent bien compte,
mais pas si énorme qu’ils soient prêts à complètement lâcher leur monde.
Quand même. Juste une ou deux choses : d’abord, je suis absolument d’accord
avec toi sur la question que c’est la facilité d’appréhension,
ou la séduction immédiate de la technologie qui gomme la science.
Cela, il est vrai que c’est en train de fausser terriblement le rapport
société-science. Dire que l’on devient plus magique, je pense
que cela n’est pas vraiment faire honneur à la magie réelle.
En fait, je crois que la magie réelle est beaucoup plus subtile
et plus compliquée que cela. Beaucoup plus technique, en réalité.
C’est très technique, la magie.
On parle des animistes comme ayant des «présciences» – je pense qu’il
faut prendre le risque de dire clairement : « Non, ce ne sont pas
des sciences». C’est un risque, même pour les Indiens, et d’ailleurs
beaucoup d’entre eux ne seraient pas nécessairement d’accord
pour des raisons politiques, parce que l’un des rôles qu’on leur fait jouer,
c’est d’être défenseurs de l’écosystème, etc. Donc si on dit qu’ils
n’ont pas de sciences... Pour des raisons politiques,
ils jouent volontiers au rôle de spécialistes naturels,
si j’ose dire, de l’écologie. Ce qu’ils sont, incontestablement.
Mais, en fait, sans pour autant en faire des botanistes qui s’ignorent,
je pense que, au bout du compte, on le paie plus que de dire :
« non, c’est autre chose ». Parce que c’est plus intéressant,
en un sens. C’est plus intéressant de dire que, oui, ce sont
des « presquesciences ».
(...)
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